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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/874

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elle a découvert en lui des sentimens analogues aux siens, l’amour du travail et de l’activité utile, des penchans sérieux et nobles. Elle ne se doute pas cependant de la place qu’il tient dans son cœur avant le jour où elle apprend qu’il ne restera peut-être pas au château, qu’on lui prépare loin d’elle une position digne de lui. Lorsqu’elle vient pour la première fois de voir clair au dedans d’elle-même, lorsqu’elle mesure son attachement pour son ami au chagrin qu’elle aurait de le perdre, un hasard qui les rapproche fait éclater la vivacité de leur affection. Ils se promenaient en barque sur l’étang. Édouard venait de les laisser seuls ; Charlotte se sentait envahie par une tristesse croissante à la pensée de leur prochaine séparation ; l’heure et la solitude augmentaient encore le trouble de son âme. Le jour baissait, les objets à demi effacés par la brume semblaient reculer vers un lointain immense. « Le tournoiement du bateau, le léger bruit des rames, le souffle du vent qui frémissait sur le miroir liquide, le murmure des roseaux, le scintillement des premières étoiles, tout avait quelque chose de mystérieux dans le silence universel. Il semblait à Charlotte que son ami la conduisait loin, bien loin, pour la déposer à terre et la laisser seule. Elle se sentait singulièrement émue et néanmoins incapable de pleurer. » Inquiète de ses propres pensées, pouvant à peine dominer son émotion, Charlotte pria son conducteur de la débarquer sur-le-champ. Le capitaine était un homme énergique et un rameur adroit, mais il ne connaissait point la profondeur de l’étang ; il prit mal ses mesures, et, au lieu d’aborder, comme il l’espérait, à la rive la plus prochaine, il rencontra un bas-fond, où la barque échoua sans qu’il lui fût possible de la dégager. Que faire ? Il ne lui restait qu’à descendre dans l’eau, heureusement assez basse pour qu’il pût porter la baronne dans ses bras jusqu’au rivage. Bien qu’elle ne doutât nullement de l’adresse de son ami, Charlotte s’était cramponnée à son cou par un geste en quelque sorte instinctif. La raison du capitaine ne résista point à cette étreinte involontaire. Avant de déposer la jeune femme sur le gazon, il la tint de nouveau étroitement enlacée, et déposa un baiser sur ses lèvres, se jetant aussitôt à ses pieds pour lui en demander pardon. « Le baiser que son ami avait osé lui donner, qu’elle lui avait presque rendu, fit rentrer Charlotte en elle-même. Elle lui serra la main sans le relever. Toutefois, se baissant vers lui et posant la main sur son épaule, elle s’écria : Nous ne pouvons empêcher que ce moment fasse époque dans notre vie, mais il dépend de notre volonté que cette époque soit digne de vous. Il faut que vous partiez, cher ami, et vous partirez… Je ne puis vous pardonner, je ne puis me pardonner à moi-même qu’autant que nous aurons le courage de changer