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quelques années, et qui souvent sont isolées dans une tribu. Nous ne saurions oublier non plus que le même état d’esprit, la même imperfection de pensée, font naître chez des peuples qui n’ont rien reçu les uns des autres des superstitions semblables. C’est la nature surtout qui frappe ces imaginations très simples ; que de chimères, que de rêves, que de créations irréfléchies le spectacle des choses extérieures vu par des esprits également enfantins ne fait-il pas naître, chimères et rêves peu différens de ceux qui se sont imposés à d’autres peuples avec lesquels les Albanais n’ont eu aucune relation. La science qui procède par périodes d’enthousiasme a cherché depuis quelques années, non sans exagérer les principes sur lesquels elle s’appuyait, à rattacher les croyances populaires de l’Europe à celles de l’antique race aryenne. Ces grands efforts ont rendu des services, bien qu’ils aient perdu souvent de vue la raison et le bon sens. Le temps d’une seconde période est peut-être venu où l’historien, le philosophe, pénétrant par l’analyse dans l’esprit des peuples primitifs, en définira tous les caractères, marquera ensuite comment le monde extérieur agit sur l’âme, comment cette âme elle-même se développe, comment les sentimens s’y produisent, s’y combattent, s’y modifient, et par cette connaissance profonde montrera quelles sont les superstitions qui naissent d’elles-mêmes dans un pareil état d’esprit. Il est bien évident que, dès que les races où les circonstances ne sont pas très dissemblables, l’imagination barbare doit subir les mêmes évolutions. C’est par la nature même des caractères, par la jeunesse des esprits plus encore que par des influences lointaines et insaisissables, qu’on peut rendre compte le plus souvent des légendes d’un peuple.

L’Albanais vénère les sources : on voit souvent au-dessus des fontaines une petite niche où il dépose des fleurs ; il croit que des esprits mystérieux habitent sous les eaux, qu’il faut se les rendre propices. En voyage, il s’arrête pour pendre une pierre à un arbre, ou la placer à la jonction de deux branches ; il croit qu’ainsi sa route s’achèvera plus sûrement. Tel de ces arbres, célèbre dans un canton, plie sous ces ex-voto grossiers. Les nymphes, les vilas des Slaves, se retrouvent dans ces montagnes, et aussi les esprits-vampires, les vroko-laks, qui torturent la pauvre humanité. Les serpens tiennent une grande place dans les légendes, tantôt génies favorables, tantôt instrumens du mal. La mère de Scander-bey, avant de mettre ce héros au monde, vit en songe deux serpens. Tout Albanais croit au mauvais œil, et sait des charmes pour en éviter l’influence. Les chefs ont l’art de consulter les auspices, surtout en regardant les os et les entrailles des bêtes qu’ils tuent. Aucune de ces croyances n’est propre aux Albanais, elles se retrouvent dans