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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/291

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choses pires qu’elles ne sont et se résigner lâchement à l’idée que tout est perdu. Gardons-nous cependant des pensées trop confiantes. Ni pusillanimité ni forfanterie ; ni pessimisme ni optimisme ! Le danger est grand, la victoire n’est pas au-dessus de nos forces. L’essentiel est de regarder la réalité en face, nettement, virilement, sans illusion comme sans défaillance.

Notre devoir, à nous qui étudions l’Allemagne, est de fournir à notre pays des renseignemens vrais, dussent ces renseignemens lui déplaire. C’est pourquoi nous lui disons : Ne comptez plus sur le prestige des idées de progrès, des principes de rénovation politique et sociale, que la France a gardé si longtemps avant et après 89. Ne comptez plus sur la sympathie des peuples. Il n’y a plus de révolution à faire, et ce que veut l’Europe, l’Europe des peuples comme l’Europe des gouvernemens, c’est l’ordre, un ordre durable, assurant la transmission légale du pouvoir et condamnant à l’impuissance l’esprit démagogique. Tant que la France n’aura pas donné ces gages à la société européenne, n’espérez pas que l’Autriche et la Russie puissent vous tendre la main malgré leurs griefs secrets contre l’Allemagne ; ce serait une politique d’enfans. Compter sur l’Allemagne du midi serait plus puéril encore. Les états de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg, auraient beau nourrir (ce qui n’est vrai qu’à demi) des ressentimens amers contre la Prusse, le jour d’une lutte avec la France ils ne verraient que le drapeau allemand. Quand nous disions autrefois qu’à l’heure de la querelle suprême entre la Prusse et l’Autriche la victoire serait du côté de la Prusse, on nous reprochait de ne pas servir les intérêts de la France. Servaient-ils leur pays, ceux qui le berçaient d’illusions ? J’affirme que nous le servions en lui donnant des informations exactes ; c’était aux politiques à tracer leurs plans en conséquence. Aujourd’hui nos avertissemens sont bien autrement graves. Il y a en Allemagne, en Russie, en Autriche, des esprits sérieux qui nous apprécient, et j’ai pris plaisir à montrer l’indépendance d’un éminent publiciste autrichien, M. Franz Schuselka. Ne l’oublions pas cependant, l’élite seule parle ainsi, et cette élite n’est pas nombreuse. Au fond, tout ce qui est Allemand, même en Autriche, ne songe qu’à consommer notre ruine. On nous épie, on guette nos fautes, on prévoit et on appelle nos bouleversemens intérieurs, on se prépare à en profiter. Si l’entrevue des trois empereurs n’aggrave pas cette situation, elle n’y apporte aucun remède. Notre ennemi le plus redoutable n’est pas au-delà de nos frontières. Tout dépend de nous et de nous seuls. C’est aux Français de sauver la France.


SAINT-RENE TAILLANDIER.