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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/495

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premier discours contre Onétor tout un lieu-commun sur l’efficacité de la torture ; or ce développement est emprunté presque mot pour mot à l’un des plaidoyers d’Isée qui nous sont parvenus. Comme nous n’avons qu’une faible partie de l’œuvre de cet orateur, il nous est permis de croire que, si nous possédions tous ses ouvrages, nous trouverions peut-être, dans ces quatre plaidoyers contre les tuteurs et leurs complices, encore d’autres emprunts du même genre. On comprend que, dans l’antiquité même, quelques critiques aient cru pouvoir attribuer à Isée les discours contre Aphobos et Onétor ; c’est aller au-delà de la vérité. Que le maître, dans un pareil danger, n’ait point ménagé ses conseils et son concours à l’élève, qu’il ait relu et corrigé ses discours, qu’il lui ait même fourni certains développemens dont il connaissait l’effet, rien de plus naturel et de plus vraisemblable ; mais que Démosthène ne soit pour rien dans ces discours, qu’il n’ait pas mis, dans cette lutte où se jouait sa destinée, tout ce qu’il avait de passion et de génie naissant, on ne saurait le croire. Presque depuis son enfance il avait vécu dans une seule pensée. S’il ne triomphait pas, il userait à lutter contre la gêne, par la faute de ces hommes, les hautes facultés, la puissance créatrice qu’il sentait frémir au plus profond de son âme, et le jour où il lui était donné d’ouvrir son cœur, de déshonorer ces coquins et de leur arracher l’argent volé, il se serait contenté, comme le premier bourgeois venu, de commander un discours à qui faisait métier d’en vendre, il n’aurait su que répéter devant un tribunal des phrases apprises par cœur ! Cependant, dira-t-on, ce qui, bien plus sûrement que telle ou telle expression commune, que tel ou tel passage imité ou copié, trahit l’intervention d’Isée, c’est le caractère général de ces discours, l’absence de toute digression et de toute déclamation, la force du raisonnement, l’art de grouper les preuves et de réfuter d’avance tout le système de l’adversaire : en ce genre, le premier discours contre Onétor est d’une habile et savante construction ; il peut déjà servir de modèle. Ce serait fort bien, si nous ne retrouvions pas ces qualités dans les autres ouvrages de Démosthène, dans les productions de son âge mûr ; mais ce sont justement celles qui l’ont mis hors pair, ce sont ses qualités maîtresses. Avant tout, Démosthène est un esprit clair. Du premier jour où il ouvre la bouche en public, il sait ce qu’il veut dire et comment le dire ; lorsqu’il sera devenu le défenseur de la liberté athénienne, lorsqu’il dénoncera aux Athéniens leurs propres défauts et les dangers dont les menace le génie de Philippe, il deviendra éloquent à force d’avoir raison. Comme tout maître qui mérite ce nom, Isée a certainement aidé son élève à développer ses dons de nature ; pourtant, sans la nature, toutes les leçons du monde