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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/78

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juger à tous ceux qui s’y connaissent, vu la qualité des pièces dont les principales sont rares et d’une beauté singulière[1]. »

La collection en échange de laquelle l’abbé de Marolles recevait cette somme totale de 30,400 livres, et qui représente aujourd’hui une valeur vénale de plus de 1 million, ne comprenait pas moins de « cent vingt-trois mille quatre cents pièces… en quatre cents grands volumes, sans parler des petits, au nombre de plus de six vingts. » C’était l’ensemble d’estampes le plus considérable, le cabinet le plus riche qu’un « curieux » eût jusqu’alors possédé, ou plutôt c’était la première fois qu’un homme véritablement éclairé avait, dans notre pays, consacré la plus grande partie de son temps et de son bien à des recherches et à des acquisitions de cette sorte. Auparavant tout s’était borné à quelques tentatives au hasard de l’occasion et du moment, à quelques essais de collection inspirés par le caprice ou, tout au plus, par une prédilection spéciale pour les œuvres de tel ou tel maître. Un aumônier de la reine Marie de Médicis, Claude Maugis, un médecin de Henri IV et de Louis XIII, Charles Delorme, quelques autres encore s’étaient bien occupés de recueillir des estampes, et celles qu’ils avaient rassemblées, en passant plus tard dans le cabinet de Marolles, ne laissèrent pas d’en accroître sensiblement les richesses ; mais, de même que Claude Maugis professait, à peu près à l’exclusion du reste, le culte d’Albert Durer, dont il possédait les gravures en double et souvent en triple exemplaire, Charles Delorme avait principalement la passion des ouvrages gravés par son contemporain Callot, et tenait, à ce qu’il semble, en assez médiocre estime les estampes des autres maîtres accumulées pêle-mêle dans ses portefeuilles.

Les doctrines de l’abbé de Marolles étaient plus impartiales, ses goûts moins étroitement limités. Tout en profitant des efforts accomplis par ses deux prédécesseurs, tout en conservant à son tour les recueils que chacun d’eux avait, formés en raison de ses aptitudes ou de ses inclinations particulières, il n’entendait pas se réduire à la possession, encore moins à l’étude exclusive de certaines œuvres une fois recommandées par la célébrité d’une école ou d’un homme. Pour parler le langage du temps, les « estampes des plus grands maîtres de l’antiquité, » quels qu’ils fussent, les pièces gravées par les orfèvres italiens du XVe siècle comme les œuvres des artistes appartenant à l’école de Fontainebleau, les gravures

  1. Pour donner une idée de l’ardeur avec laquelle l’abbé de Marolles poursuivait la conquête des estampes rares et des sacrifices que, le cas échéant, il n’hésitait pas à s’imposer, il suffira de dire qu’après avoir vainement cherché jusqu’en 1660 une épreuve de la petite planche dite l’Espiègle, gravée par Lucas de Leyde, il paya 16 louis d’or celle qu’il réussit enfin à rencontrer.