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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/797

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rien n’avait été fait, puisqu’on avait laissé défiler tranquillement une armée entière courant sur lui, et qu’on ne lui avait pas même ménagé les ressources matérielles dont il avait besoin. Il ne se plaignait pourtant qu’avec une modération attristée, sans amertume violente. C’était au contraire le gouvernement qui le harcelait de plaintes, de récriminations, qui lui reprochait durement ce qu’il appelait ses lenteurs, et pendant ces journées du 23, du 24, du 25 janvier qu’on passait à se débattre au milieu des difficultés les plus inextricables, pendant ces quelques jours, le plus singulier, le plus émouvant des drames se jouait à travers les airs, entre Bordeaux et Besançon. Le gouvernement s’inquiétait, il n’avait certes pas tout à fait tort, et il faisait tout ce qu’il pouvait pour ajouter à la confusion aussi bien qu’aux perplexités du vaillant homme qui se trouvait aux prises avec les plus cruelles complications. Tantôt on demandait sérieusement au général en chef de se porter au secours de Garibaldi. M. de Freycinet était si bien renseigné sur la situation militaire de l’est, que le 23 janvier encore il écrivait à Bourbaki : « L’ennemi attaque vraisemblablement Dijon avec de grandes forces. Ne pouvez-vous faire un mouvement qui porte appui à Garibaldi ? Il y aurait peut-être là une belle occasion de punir l’ennemi de sa témérité à opérer entre vous et Garibaldi. » C’était en vérité le monde renversé. Garibaldi aurait dû couvrir Bourbaki lorsqu’il en était temps ; maintenant on demandait à Bourbaki de secourir Garibaldi lorsque le mal était fait, lorsque lui-même plus que personne il aurait eu besoin d’être secouru. Tantôt on adressait au chef de l’armée de l’est des dépêches plus étranges encore, où on le pressait puérilement de « se dégager vainqueur, » de « reconquérir les lignes de communications perdues, » de se replier vers l’ouest en prenant pour point de direction Tonnerre, Auxerre, Joigny, — et Bourbaki répondait : « C’est comme si vous disiez à la 2e armée, — l’armée de Chanzy, — de se diriger sur Chartres !… » Aux accusations de lenteur dont on ne cessait de l’accabler, il répliquait le 24 : « Quand vous serez mieux informé, vous regretterez le reproche de lenteur que vous me faites. Les hommes sont exténués de fatigue, les chevaux aussi. Je n’ai jamais perdu une heure, ni pour aller, ni pour revenir… Votre dépêche me prouve que vous croyez avoir une armée bien constituée. Il me semble que je vous ai dit souvent le contraire. Du reste j’avoue que le labeur que vous m’infligez est au-dessus de mes forces, et que vous feriez bien de me remplacer… »

Ému de sa situation même autant que des obsessions dont il était l’objet, Bourbaki prenait cependant un parti, le seul qu’il vît possible ; il se décidait à se mettre en retraite sur Pontarlier, pour essayer de regagner par là, en côtoyant la frontière de Suisse, la