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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/870

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trait seul les hommes d’état auraient pu reconnaître un fondateur d’empire. Le pacha albanais au contraire fut l’instrument inconsidéré de la régénération d’un peuple qui n’avait, sous aucun rapport, ses sympathies, et qu’il n’entrait certes pas dans sa pensée d’affranchir. Sa capitale devint pour les Grecs un centre d’action et presque un foyer littéraire. Ils apprirent la guerre dans son camp et la politique à sa cour. Quelques-uns, et des plus illustres, ne montrèrent que trop quelles leçons ils avaient reçues à son école.

Ali s’était proposé, avant tout, d’abaisser l’aristocratie foncière, dont il prévoyait la résistance au pouvoir indépendant que depuis longtemps il convoitait. Usant tour à tour de violence et d’adresse, il avait fait passer la richesse et l’autorité militaire des mains des familles turques aux mains avides de ses compatriotes. Divisés en deux grandes tribus que sépare le Scombi, portant au nord de ce fleuve le nom de Guègues, celui de Tosques au midi, les Albanais forment une race distincte en Europe. Pendant le dernier siècle, au fur et à mesure que déclinait l’importance des anciennes milices, ces soldats montagnards, toujours prêts à vendre leurs services aux gouverneurs qui les voulaient accepter, avaient rapidement grandi en considération et en puissance. Tous les pachas tenaient à s’entourer d’une garde composée d’aussi valeureux mercenaires. Le costume albanais devint à la mode, et les plus fiers Ottomans portèrent avec orgueil la fustanelle blanche des Tosques. Les Grecs eux-mêmes, quand le second fils d’Ali, Vely-Pacha, gouverna la Morée, adoptèrent ce vêtement, symbole de vaillance, et en firent l’élégante parure des palikares. L’idée de fonder un empire albanais sur les ruines de l’empire chancelant de Constantinople eût donc pu germer dans l’esprit d’un pacha ambitieux ; il est fort douteux qu’Ali ait préparé, ait même jamais entrevu un dessein aussi vaste. Ses premiers efforts pour rendre à l’autorité le prestige dont l’avait insensiblement dépouillée une oligarchie ignorante et hautaine avaient eu l’approbation sans réserve du sultan ; mais bientôt l’excès de son zèle le rendit suspect. Pour oser le frapper, le divan, suivant sa coutume invariable, le voulut d’abord affaiblir. Il commença par enlever à son fils l’important pachalik de la Morée. Ali comprit sans peine la portée de ce premier coup. Prévoyant dès ce jour les desseins sinistres de la Porte, il s’occupa de chercher en tous lieux des appuis, et, parmi ses compatriotes, des vengeurs pour ses griefs personnels. Ismaël-Bey lui était allié par le sang, mais Ali lui attribuait les mesures dont il avait eu à se plaindre. Il le fit attaquer en plein midi par trois assassins dans les rues de Constantinople, au mois de février de l’année 1820. Échappé à cet assaut, Ismaël reçut l’ordre de marcher contre le pacha rebelle. Toutes les forces de l’empire furent