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lui faire violence, et que cette sainte violence qui force le royaume des cieux n’est autre chose que l’âpre travail de la pensée.

C’est l’ordinaire des désillusionnés de garder rancune aux illusions qui les ont déçus. La voyante de Prevorst devait une réparation à son adorateur détrompé. Ce fut à ses dépens qu’il fit ses premières armes. Il n’avait pas encore son bonnet de docteur lorsqu’il publia un écrit, dans lequel il établissait que tous les phénomènes dont lui-même avait été témoin n’avaient rien que de naturel, et que la raison nous permet de croire au magnétisme, nous interdit de croire aux esprits. Cet essai de jeunesse mérite d’être relu ; on y trouve déjà l’une des principales qualités du critique, cette courageuse bonne foi qui expose les faits dans toute leur vérité, sans y rien ajouter et y rien retrancher, sans céder à la tentation de se faciliter par des altérations arbitraires la tâche de les expliquer. Quand il quitta l’université, David Strauss ne pouvait plus douter de son talent ni de sa vocation ; il s’était fait la main sur une somnambule, et sortait vainqueur d’une première campagne contre le surnaturel. Le chien de chasse bien ergoté, chien de tête et d’entreprise, avait pour la première fois flairé le gibier ; il savait désormais à quelle fin il était né et ce qu’il avait à faire en ce monde.


II

En 1830, David Strauss et son condisciple Mærklin étaient vicaires, l’un dans un village, l’autre dans une petite ville du Wurtemberg. Ils entretenaient une correspondance réglée et se faisaient part de leurs réflexions, de leurs expériences, des difficultés de leur situation. Ils n’acceptaient tous deux que sous bénéfice d’inventaire et d’interprétation ésotérique les doctrines traditionnelles qu’ils avaient mission d’enseigner à leurs ouailles. L’embarras est grand de catéchiser les petits enfans quand on voit partout des légendes dans l’Évangile, et de leur expliquer la tentation du Christ quand on ne croit pas au diable. Il faut alors « avoir une pensée de derrière et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » Conscience délicate et presque virginale, Mærklin avait des scrupules dont il souffrait ; il se fût volontiers appliqué le mot de Scaliger : est sacrifîculus in pago et decipit rusticos. Son ami s’efforçait de lui rendre cœur en lui représentant qu’il ne faut pas plus abuser de sa conscience que des autres biens. de ce monde, qu’à vouloir trop bien faire on ne fait rien, qu’il est après tout manière de s’y prendre, et qu’on peut ménager l’erreur sans offenser la vérité.