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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/761

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passage me fit agréablement oublier le coup d’œil menaçant dont j’étais resté autrefois foudroyé. Fritz me promit de me procurer son adresse, et dès le lendemain il tint parole. Me souvenant alors de quelques paroles échappées la veille à Fidelis sur les privations que lui imposaient la disette générale et le rationnement, je courus chez un traiteur en renom, où je payai dix louis un dindon fort maigre que je portai chez elle, dans une maison meublée de la rue Pigalle. Je déposai le précieux objet sur le seuil de la porte avec ma carte, et, sonnant avec force, je me hâtai de redescendre l’escalier… J’étais à moitié peut-être, quand la porte s’ouvrit ; j’entendis un cri de surprise et quelques exclamations d’une voix qui me fit battre le cœur, puis l’ébranlement infligé au parquet par deux petits pieds joyeux bondissant d’enthousiasme à la vue de la manne miraculeuse. L’âme de saint Vincent de Paul n’eut jamais, j’en suis sûr, d’attendrissement comparable à celui que je ressentis à la pensée du succulent dîner qu’allait faire, grâce à moi, cette charmante personne. Une seule chose troublait ma joie, c’était l’image importune du capitaine Magelonne, que je voyais obstinément attablé près d’elle.

Je restai plusieurs semaines ensuite sans pouvoir retourner à Paris : Fritz se chargea seulement, une fois ou deux, de porter ma carte rue Pigalle avec quelque souvenir agréable.

Survint l’armistice, je courus chez Fidelis… Ne me demande pas pourquoi ; elle était devenue mon idée fixe, et nous autres Allemands, quand une idée nous possède, nous y appliquons toute la force et la ténacité de notre esprit. J’étais résolu à connaître une de ces étoiles du boulevard, également célèbres par leurs charmes et leurs vices, par le mal qu’elles font et les passions qu’elles attisent. Je voulais braver le péril et en triompher ; je voulais, je veux encore pouvoir dire à Dorothée. : — Me voici, je reviens pur et fidèle comme au jour de nos adieux ; j’ai traversé la fournaise sans être consumé. Mon cœur est fait d’un métal incorruptible, je te l’offre. J’aurais pu, comme d’autres, sacrifier aux idoles de la volupté, j’ai repoussé leurs impures faveurs d’une âme dédaigneuse, et j’ai le droit de porter haut la tête.

Cette ambition ne part pas, j’imagine, d’un cœur vil ou parjure. Je courus donc rue Pigalle et gravis tout d’une haleine les quatre étages, sans me demander comment j’expliquerais ma visite. Au premier coup de sonnette, un pas brusque retentit à l’intérieur, et la porte s’ouvrit. — Que voulez-vous ? s’écria Magelonne d’une voix irritée. De l’argent, sans doute ? Allez au diable ! Je n’en ai pas. — Et il ferma la porte. Je sonnai de nouveau. — Je ne demande pas de l’argent, je ne demande que la faveur de présenter mes hommages à Mme Magelonne et de faire la connaissance d’un homme de votre valeur, Je lis votre journal, monsieur, et suis