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nombre, c’est rendre le progrès absolument impossible et illusoire, car, le bonheur absolu étant un idéal inaccessible, il sera toujours possible de représenter les plus heureux comme des privilégiés cupides, et les moins heureux comme des opprimés qui ont le droit de devenir des oppresseurs à leur tour. Dans ces termes, la guerre sociale est inextinguible. On demande avec haine et outrage l’amélioration des faibles et des pauvres, et, lorsque ceux-là mêmes viennent à s’élever au sort que l’on a rêvé pour eux, ils passent aussitôt dans la classe des privilégiés, deviennent à leur tour l’objet de l’outrage et de la haine. Quiconque souffre s’appellera le peuple ; aussitôt qu’il ne souffre plus, il deviendra bourgeoisie égoïste et cupide, de telle sorte qu’il semble que l’on n’aime le peuple qu’à la condition qu’il soit misérable ; on ne s’intéresse pour lui au bonheur qu’autant qu’il en est privé, et au lieu d’inspirer aux uns le désir de s’élever par le travail, aux autres le désir de tendre une main fraternelle et protectrice aux moins favorisés, on développe l’envie chez les uns, la peur chez les autres, l’on sème les germes d’une guerre stupide, barbare, satanique, la guerre entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas.

Encore une fois, c’est à nos yeux une question de savoir si la société ne pourrait pas être plus large dans l’application du principe de fraternité ; mais associer ce principe au despotisme et à la démagogie, le faire représenter par Robespierre et Clootz, c’est lui donner une médiocre recommandation. Sans soulever l’odieuse querelle du riche et du pauvre, on peut au moins reconnaître qu’il y a dans la société des faibles et des forts ; un certain arbitrage paternel entre les uns et les autres, exercé sinon par l’état, au moins par des associations libres, n’a rien théoriquement d’impossible ou d’injuste. Il est difficile d’admettre que le genre humain a tout trouvé, tout inventé, qu’il ne reste plus rien à découvrir sur les relations sociales entre les hommes. Nous prêterions donc volontiers une attention sympathique aux esprits qui travailleraient dans cette voie, et nous ne sommes pas de ceux qui, au nom de théories elles-mêmes discutables, ferment d’avance toute investigation de ce côté. La première condition de l’union des classes est de ne pas soulever une guerre de classes, et le premier devoir de la fraternité sociale est de ne pas porter atteinte à l’humanité. Quant à la révolution, elle a eu son œuvre, comme le temps présent a la sienne. Cette œuvre a été d’établir le droit comme fondement de toute société. Avant tout, ne touchons pas à ce principe ; mieux vaut encore cette société de concurrence, décrite par les socialistes sous des couleurs si noires, dont les membres au moins sont des hommes, qu’une société de moutons heureux, protégés par une