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fois de plus aux yeux de ses coopérateurs que son établissement est à eux, bien à eux, que, s’ils n’en jouissent pas sur-le-champ, ce n’est pas sa faute, c’est la faute d’un détestable ordre social qui met obstacle à tout ce qu’on imagine de bon, de juste, de sensé, la faute de nos institutions détraquées, de notre concurrence anarchique, de nos lois romaines, qui ont eu exclusivement en vue l’intérêt du patriciat. Qu’on renverse tout cela, et l’usine sera à eux demain, pleinement à eux, irrévocablement à eux.

Non-seulement M. Godin tient à ce que les ouvriers regardent comme leur cet établissement de famille, mais, il a tout fait pour qu’ils s’y installassent ; le familistère étant à eux, il a voulu qu’ils y fussent chez eux. C’était en outre pour lui un point de doctrine, un résidu des leçons de Fourier. L’un des livres du maître contient en effet la critique souvent citée de l’organisation d’une de nos communes avec la récapitulation du temps qui y est inutilement dépensé, des forces qui y sont perdues : quatre cents charrettes qui vont au marché quand cinquante suffiraient amplement ; — quatre cents greniers, quatre cents cuisines, quatre cents buanderies, quand il n’y a qu’une maigre récolte à loger, peu d’alimens à cuire, peu de linge à blanchir. Dans sa propre colonie industrielle, M. Godin avait eu à souffrir de l’éparpillement des ménages. Logés à de certaines distances, ses ouvriers n’étaient pas toujours exacts aux heures, et il fallait sévir, frapper des amendes. Tout le monde s’en ressentait, l’ouvrier comme le maître, le ménage de l’ouvrier comme le travail de l’atelier. Une grande réforme était donc indiquée, mais comment l’entreprendre, comment la mener à bien ? Changer la commune rurale en un palais, c’est bon pour des féeries, et pourtant M. Godin ne visait pas à moins. Il entendait y loger tout son monde, et que chacun y eût ses aises. Son ambition allait plus loin ; une fois logés sous les mêmes toits, les ouvriers de son établissement auraient à se mettre en quête de leurs vivres, de leur boisson, de leurs meubles, de leurs vêtemens, enfin de ce que la civilisation la plus sommaire impose à l’homme comme une nécessité. M. Godin n’admit pas qu’un autre que lui pût être chargé de ce service-là ; il n’admit pas davantage que l’ouvrier y pourvût lui-même. Nous verrons par quels motifs d’un ordre particulier, empruntés à l’évangile sociétaire, il poussa jusqu’au bout le cumul de tous ces rôles, et devint, pour les hommes de ses ateliers, désormais ses locataires, un fournisseur presque unique et une sorte de magasinier général chargé de tous leurs approvisionnemens.


II

Avec l’habitude qu’il a de prendre les choses à leur point de départ, M. Godin explique ici comment et pourquoi l’art de