Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Je sentais bien, tout le monde le savait, que, si nous parvenions à dominer la crise extérieure, nous aurions la crise intérieure. On ne met pas des armes dans les mains de tant de mauvais sujets sans qu’il faille un jour songer à les retirer. » C’était là précisément la difficulté.

On s’est fait quelquefois cette illusion, que la terrible fatalité aurait pu être détournée moyennant quelques circonstances secondaires de plus ou de moins, — si par exemple l’assemblée sortie du sein déchiré de la France et réunie à Bordeaux eût moins ressemblé à une menace pour la république, dont Paris se croyait le gardien, si cette assemblée eût donné satisfaction à des intérêts cruellement atteints par des lois plus généreuses ou mieux combinées sur les loyers, sur les échéances des effets de commerce. Est-ce qu’en 1848 la république était en péril au mois de mai, et l’insurrection de juin en a-t-elle moins éclaté ? Est-ce que des lois sur les échéances, sur les loyers, eussent-elles été cent fois meilleures, auraient désarmé les factions, les sectes, les passions de toute sorte ? La vérité est qu’à défaut de ces circonstances dont on parle il y en a eu quelques autres qui ont préparé et hâté le dénoûment. Il y a eu surtout deux ou trois faits singulièrement significatifs, qui ont eu sur le moment une importance décisive. Le premier de ces faits, c’est au lendemain du siège cette émigration de tous les Parisiens que des affections, des intérêts, le besoin d’air et de liberté jetaient hors de la ville désolée. Tous ceux qui ont pu partir sont partis : ils étaient, dit-on, plus de cent mille ! C’était la désorganisation subite des forces conservatrices de la garde nationale dans un moment où il n’y avait plus d’armée régulière, où il ne restait debout qu’une division passablement démoralisée elle-même. D’un autre côté, dans cette garde nationale plus que décimée par l’émigration, réduite à ses élémens les plus dangereux et les plus équivoques, il y avait eu tout un travail intérieur qu’on n’avait pas assez surveillé et qui portait maintenant ses fruits, qui ne tendait à rien moins qu’à une véritable émancipation de toute autorité légale, à ce qui est l’éternel objet des conspirateurs, la création subreptice d’un état dans l’état. Sous l’apparence des conseils de famille, des comités de secours, d’armement, d’équipement, il s’était formé une étrange hiérarchie de délégations finissant par annuler et supplanter le commandement régulier depuis le général jusqu’au chef de bataillon, lorsque le chef de bataillon n’était pas lui-même l’agent, l’auxiliaire secret de cette œuvre de dissolution. Le jour où tous les hommes qui offraient quelques garanties quittaient Paris, la conséquence était claire, les délégués restaient maîtres du terrain, et par les délégués c’étaient les chefs révolutionnaires qui s’emparaient de cette