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Son fils Jean et lui-même y furent seuls ensevelis, Charles le Téméraire et Marie reposent à Bruges, et nous avons dit comment Philippe le Bon n’eut pas une pierre qui marque la place où dorment ses os. Cette chartreuse, commencée vers 1383, fut achevée en 1391. Pour l’embellir, Philippe appela près de lui les plus habiles artistes de France et de Flandre, et dans le nombre il s’en rencontra un qui fut un homme de génie, un Hollandais, du nom de Claux Slutter. De cette chartreuse de Philippe, élevée à si grands frais, aujourd’hui transformée en hospice d’aliénés, il ne reste rien que des débris ; heureusement les plus précieux de tous, le puits de Moïse et les tombeaux de Philippe et de Jean, ont échappé aux ravages du temps et aux attentats de l’esprit de destruction.

Le puits de Moïse se compose d’un piédestal hexagone élevé au-dessus d’une source, et autour duquel sont rangées six statues de prophètes ou personnages de l’ancienne loi, Moïse, David, Isaïe, Daniel, Zacharie, Jérémie. Le plus grand éloge que l’on puisse faire de ce groupe de sculptures est certes de dire qu’on peut l’admirer, après qu’on a vu les prophètes de la Sixtine, tout autant qu’on l’aurait admiré, si on n’avait pas commencé par voir les figures créées par Michel-Ange. Ce redoutable souvenir ne nuit en rien à ces statues ; modestement, humblement, avec une sorte de bonhomie flamande, elles acceptent sans l’appeler ni la craindre la comparaison, et elles la soutiennent ; bien mieux, l’admiration s’accroît encore lorsqu’on songe que ces figures sont séparées de celles de la Sixtine par un intervalle de plus de cent années. Nous sommes à la fin du XIVe siècle, et cependant, chose admirable, toute trace de formalisme hiératique est absent de ces sculptures. Ces figures sont le produit d’inspirations personnelles d’une entière liberté ; elles ont été conçues par une pensée exempte de toute contrainte traditionnelle ; c’est aux flammes de son cœur et non aux lampes du temple que l’artiste a demandé le feu de vie dont il les a douées. Songez combien nous sommes près encore des formes raides et saintement gauches du moyen âge, de ces types, acceptés, établis, transmis de génération en génération, qui faisaient pour ainsi dire à l’artiste un devoir de l’impersonnalité. Nul parmi les grands artistes de cette époque et de celle qui suit immédiatement n’est à ce point dégagé des formes traditionnelles. La grandeur des pensées est à la hauteur de cette liberté d’exécution, et cette grandeur est d’autant plus intéressante qu’elle est simple, naïve, sans ostentation, ni excentricité d’aucun genre. Les pensées d’un Michel-Ange font effort pour qu’on les reconnaisse, elles veulent être comprises et commandent pour ainsi dire l’attention à haute voix ; si elles ne peuvent atteindre l’intelligence, elles veulent au moins exciter