Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vagues que son génie savait apercevoir dans des contes à dormir debout ou de détestables nouvelles, et, rien qu’en faisant cela, il a substitué un spectacle plein de mouvement, de magnificence et d’émotion, qui est tout un drame, à une décoration plate qui n’était qu’un encadrement.

Tout à l’heure nous avons vu Claux Slutter devancier de Michel-Ange dans les sculptures du puits de Moïse ; devant ce tombeau de Philippe le Hardi, nous le découvrons avec une vérité plus étroite encore devancier d’un autre grand artiste, son semi-compatriote, Jean Van Eyck de Bruges. Cette fois la ressemblance n’est plus seulement morale, elle ne porte plus seulement sur la nature des sujets traités ; elle porte sur la nature même des facultés des deux artistes, sur les qualités de leurs talens et les procédés de leur art. Claux Slutter dans ce monument, c’est Jean Van Eyck en sculpture. Ceux qui ont vu à Saint-Bavon de Gand le fameux triptyque de l’Agneau mystique avec sa double multitude de docteurs, dont pas un seul n’a été sacrifié, retrouveront cette même prodigieuse conscience dans les petits moines du tombeau de Philippe ; ils y retrouveront aussi le même scrupuleux respect du détail, la même délicatesse de travail et le même fini d’exécution. Ces figurines de moines sont au nombre de quarante ; il n’y en a pas une seule qui ne porte la marque d’une individualité forte, pour laquelle Claux Slutter n’ait inventé une nuance de physionomie, et ce qui était plus difficile encore avec des figurines qui sont toutes représentées debout, une attitude différente. Quelques-unes se suivent à la file comme les personnages d’un cortège, d’autres s’isolent et s’enfoncent dans les profondeurs de la galerie ; quelques-unes se sont appuyées pour lire contre une colonne du cloître, d’autres se sont arrêtées comme si elles avaient été saisies par la stupeur et fixées en terre à la place qu’elles occupent. Toutes les variétés du caractère monastique sont là, et l’on peut lire sur ces physionomies des histoires bien diverses et des fortunes bien contraires, car le cloître a aussi ses vicissitudes. Chacun de ces visages, bien interrogé, raconte comment et pourquoi le personnage est entré au cloître, quelle nature d’âme il y a portée, quelles modifications la vie monastique a fait subir à cette âme, quel genre de ferveur l’a poussée, soutenue, retenue, quelles vertus elle y a acquises et parfois quels vices elle y a contractés. Chez celui-ci, de mine dure et rébarbative, la science théologique s’est évidemment durcie en pédantisme ; chez celui-là au contraire, de physionomie heureuse et sereine, elle s’est épanouie en paroles onctueuses et en fleurs d’éloquence. Ce troisième semble avoir vieilli sans expérience ; sa physionomie sèche, morose, ingrate, fait penser à une longue vie morne et dépeuplée qui se