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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/223

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et plus d’un qui se souvenait de la belle Eugenia lui voua un culte rétrospectif, et se mit à suivre d’un œil humide l’étoile qui planait dans l’azur.

Aquilinus aussi regardait en haut ; cependant il hochait la tête et restait sceptique. En revanche, le père de la belle disparue croyait fermement au miracle annoncé, il s’en targuait, et même avec l’aide des prêtres obtint qu’une statue serait élevée à Eugenia, et qu’on lui rendrait des honneurs divins. Aquilinus, à qui on dut demander l’autorisation légale, l’accorda sous la condition que l’image serait faite ressemblante ; c’était facile, car il existait d’Eugenia une foule de médaillons et de bustes. Sa statue en marbre fut donc placée dans le vestibule du temple de Minerve, et elle pouvait défier la critique ; c’était, malgré la ressemblance frappante, une œuvre idéale à tous les points de vue.

Les soixante-dix moines du monastère, lorsqu’ils apprirent la chose, ne furent pas médiocrement contrariés de voir les païens jouer un tel atout, — érection d’une nouvelle idole et adoration effrontée d’une mortelle ; mais c’est cette femme surtout qu’ils accablèrent d’invectives : c’était une misérable bohémienne, un suppôt de Satan, et ils firent un tapage infernal pendant tout le dîner. Les Hyacinthes, qui étaient maintenant deux bons moinillons, et qui avaient enseveli dans leurs cœurs le secret de leur abbé, jetèrent sur ce dernier un regard expressif ; il leur fit signe de se taire, et subit les injures des bons pères comme une punition méritée par ses péchés.

Au milieu de la nuit pourtant, Eugenia se leva de sa couche, prit un lourd marteau, et sortit à pas furtifs du couvent, afin d’aller trouver l’idole et de la briser. Elle gagna sans difficulté le quartier resplendissant où s’élevaient les temples et les édifices publics, et dans lequel s’était écoulée sa première jeunesse. Pas une âme dans les rues désertes, parmi ces blocs de marbre endormis ; au moment où le faux moine gravit les degrés du temple, la lune se levait au-dessus des ombres de la ville, et elle projetait sa lumière crue entre les colonnes du vestibule. Eugenia vit alors sa merveilleuse image, blanche comme la neige qui vient de tomber, les épaules chastement voilées par une ample draperie aux plis gracieux, la bouche souriante, le regard exalté. La jeune chrétienne s’approcha curieusement, son marteau levé dans la main ; mais, lorsqu’elle put distinguer les traits de l’idole, elle sentit un doux frisson courir dans ses veines, le marteau retomba, et elle s’abîma dans la contemplation de ce miroir de son passé. D’amers regrets envahirent son âme, il lui semblait qu’elle était exilée d’un monde heureux, condamnée, ombre déshéritée, à errer dans la solitude. Cette image,