Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/478

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

instructif pour nous de voir par quelles fautes la France perdit rapidement au dehors l’influence morale et les sympathies que lui avaient d’abord conquises jusque sur les rives du Danube, dans la steppe hongroise et les forêts de la Transylvanie, les principes proclamés par la grande constituante. A mesure que la France se fait violente et atroce avec les jacobins, la conscience des peuples qui avaient salué avec transport cet idéal nouveau de justice et de raison s’inquiète, se révolte ; ceux qui croyaient aux progrès et qui comptaient s’appuyer, pour en donner le signal, sur les exemples de la France perdent courage et sentent tomber leurs espérances. Dans la douleur sincère que leur cause cette déception, quelques-uns, des meilleurs et des plus nobles, vont même jusqu’à détester ce peuple qui a trompé leur confiance, ils lui reprochent d’avoir désorienté l’Europe et de l’avoir fait douter de la liberté ; leur haine n’est encore que de l’enthousiasme et de l’amour réduit au désespoir. En même temps, le pouvoir absolu et les privilèges injustes, qui s’étaient un moment crus tout à fait compromis et qui étaient déjà tout prêts à capituler, reprirent courage, se coalisèrent et reconquirent bien vite presque tout le terrain qu’ils avaient perdu. Ce que la France de Robespierre avait commencé, la France de Napoléon l’acheva. Les horreurs de 93 avaient troublé les esprits et nous avaient aliéné les cœurs ; les brutalités de la conquête et les caprices de ce vainqueur qui découpait au gré de sa fantaisie dans la carte de l’Europe des royaumes pour ses frères et beaux-frères firent naître des haines et des colères dont nous avons encore à soixante ans de distance senti l’effet et porté la peine. Le besoin de chasser l’ennemi commun fit remettre à un autre temps ces revendications et ces réformes libérales qu’avaient inaugurées les diètes hongroises de la fin du dernier siècle, et la naissance de la Hongrie moderne en fut retardée de vingt ans.

Ce qui avait été semé pendant cette époque finit pourtant par germer sur ce sol fécond ; dès 1825, le mouvement reprenait, quoique avec une certaine lenteur d’abord, et bientôt commençait un merveilleux essor qui, un moment interrompu par la crise de 1848, a fini par aboutir à la pleine émancipation et à l’éclatant triomphe des patriotes hongrois. M. Sayous nous retracera, nous l’espérons, un jour ou l’autre, le tableau de la mêlée de 48 et de ses guerres de races, puis des années d’attente et de lutte patiente et légale qui ont suivi la défaite, des Magyars ; mais déjà, dans cette période laborieuse dont il a essayé de reconstituer l’histoire, si profondément ignorée en Occident, les Magyars avaient tout préparé, relevé leur langue, créé leur poésie et dressé leur tribune nationale, fait la théorie de leurs droits historiques et jeté les bases de leur liberté. Déjà ils avaient donné des exemples qui méritaient d’être médités et suivis ; ils avaient montré quelle force possède l’affirmation patiente du droit, et comment elle finit par avoir raison des puissances même les plus redoutables en apparence.