Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/644

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grande Hongrie devenant, comme au XIVe et au XVe siècle, la puissance dominante de l’Europe orientale, tout au moins de la région du Danube ; mais il ne se dissimule pas la faiblesse numérique de l’élément magyar, qui lui cause une poignante inquiétude. N’est-ce pas un avenir effrayant que celui de 5 ou 6 millions d’hommes, si énergiques et si patriotes qu’ils puissent être, serrés entre l’énorme masse slave et l’énorme masse allemande, aussi envahissantes l’une que l’autre, et menacés, dans le seul coin de leur sol libre de ces formidables étreiiîtes, par les Roumains, qui veulent, eux aussi, leur unité nationale, et qui ne peuvent y arriver que par le démembrement de la Hongrie ? Il ne faut pas oublier qu’entre ces nations et les Magyars il y a une différence de race bien plus profonde qu’entre les Allemands et les Danois, ou même qu’entre les Français et les Allemands, que seuls dans l’Europe centrale les Magyais sont d’origine tartare et parlent une langue étrangère à la famille indo-européenne, enfin que les peuples voisins, parfaitement instruits de ces questions, réservées chez nous aux savans, ne cachent pas leur intention d’écraser ou d’exclure cette « race de barbares asiatiques. »

Les Magyars comprennent depuis les dernières guerres que l’union des nations libérales contre l’absolutisme, — les peuples opprimés faisant appel à la France contre les cours du nord et la sainte-alliance, — cette vieille et estimable légende de Lafayette, des émigrés polonais, ne signifie plus rien dans une époque livrée aux haines de race et à la brutalité sans franchise. L’Europe et le libéralisme européen ont-ils gagné à ce changement ? Cela est fort douteux. Quoi qu’il en soit, les Magyars, après avoir payé à la France un tribut de regrets et de vœux fraternels, ont pris le parti de chercher un appui solide contre les deux dangers qu’ils redoutent, le fédéralisme slave et le retour à l’ancien régime autrichien. Par cette double crainte, la Prusse tient également dans sa main la majorité et l’opposition.

En effet, les auteurs du dualisme, les fondateurs de l’Autriche-Hongrie, suivent avec une mauvaise humeur défiante les tentatives de fédéralisme qui ont failli aboutir au succès complet des Slaves de Bohême. Ce qui les effraie, ce n’est pas seulement l’autonomie des Tchèques, c’est plutôt l’exemple donné aux Slaves de Hongrie, la tendance au démembrement intérieur, et finalement la dislocation de la patrie magyare. En cela surtout, ils sont d’accord avec la politique prussienne, qui ne veut pas d’un fédéralisme presque républicain où domineraient les Slaves, et qui l’a nettement laissé voir dans l’été de 1871. Les ennemis de nos ennemis étant un peu nos amis, les conservateurs magyars se trouvent rapprochés des