Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/783

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la continuelle incantation de sa présence. Elle avait résolu de le suivre partout, quoi qu’il advînt, sans vouloir réfléchir à ce que la présence d’une femme comme elle devait nécessairement causer d’embarras dans l’exécution d’un plan stratégique. Elle maintint sa volonté contre tous les avis. À Éphèse, où Marc-Antoine rassemblait la flotte, Domitius Enobarbus, la voyant apparaître, s’emporte comme un lansquenet ; mais Antoine, au lieu de la renvoyer en Égypte attendre la fin de la guerre, s’élance au-devant d’elle et rabroue son général.

Jamais le monde romain n’avait assisté à de pareils armemens. Octave commandait à l’Occident tout entier, derrière lui se levaient l’Italie, la Gaule, l’Espagne, l’Illyrie, la Sicile, la Sardaigne et ses îles ; du côté d’Antoine étaient la Thrace, la Grèce, la Macédoine, l’Égypte, toutes les provinces romaines de l’Asie, et la plupart des dynastes orientaux restés indépendans. Cent mille hommes de légionnaires aguerris, douze mille cavaliers formaient le noyau de son armée, autour duquel venaient se masser d’innombrables auxiliaires. Cinq cents vaisseaux de guerre, y compris les fameuses galères égyptiennes, composaient sa flotte, bien montée et bien pourvue d’engins de toute sorte. Les forces d’Octave, beaucoup moindres, — elles ne dépassaient pas 250 voiles, — avaient l’avantage d’être manœuvrées par d’incomparables marins. Parmi ces hommes rompus à la navigation, habitués au succès, se trouvaient presque tous les anciens pirates de Sextus Pompée, et l’on peut aisément se rendre compte des empêchemens et des périls dont ces hardis équipages menaceraient les énormes bâtimens égyptiens, si par un coup de maître on les amenait à rompre leur ligne, ce qui fut le trait décisif de la victoire d’Actium. Ajoutez à cela que ces forces si admirablement appareillées étaient dans la main d’un amiral de premier mérite, qui s’appelait Agrippa, et commandait sous les ordres de César-Octave, lequel, à défaut de talens et de vertus militaires, avait du moins cette qualité de savoir s’effacer, de laisser faire. Comment un général tel que Marc-Antoine, disposant d’une si belle armée, en vint-il à opter pour le combat naval quand tout lui semblait conseiller de livrer bataille sur terre ? Cléopâtre ne voulait se séparer de son amant ; il lui fallait être là près de lui, sinon son côté. On se battit sur mer, parce qu’elle y trouvait une occasion d’assurer mieux son poste de combat. Qu’on ose donc parler encore de la destinée d’Antoine, comme s’il y avait une destinée pour l’homme alors qu’une femme est dans son jeu ! D’ailleurs, sur mer, la fuite n’était-elle pas plus facile en cas de désastre ? « O mon imperator, pourquoi veux-tu confier ta fortune à ces misérables planches ? Laisse tes Égyptiens et tes Phéniciens combattre sur la mer, et donne-nous le champ de bataille