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reptile du Nil qui tue sans faire souffrir ? » Le froid vous gagne en la voyant causer familièrement, cette grande reine, avec ce rustre. Vous ressentez quelque chose de sa solitude, immense, horrible solitude, celle de l’être qui souffre et que tous ont abandonné !

Cléopâtre, ayant fini de déjeuner, prend une lettre écrite et scellée d’avance, et la mande à César ; puis elle congédie tout le monde, ne gardant auprès d’elle que ses deux femmes, Iras et Charmion, et les portes sont aussitôt fermées et verrouillées en dedans.

A peine restée seule, ses mains s’emparent du panier, fouillant parmi les figues, ravageant les feuilles. « Le voilà ! » s’écrie-t-elle triomphante en apercevant l’aspic. La femme et le serpent une fois encore sont en présence ; leurs yeux dardent la flamme, se défient ; le serpent veut bondir, il hésite, retombe, s’enroule fasciné par ce regard plus fort que le sien. Cléopâtre, du bout d’une épingle d’or de ses cheveux, l’irrite, l’enfièvre, l’affole. Enragée, la bête venimeuse saute sur elle et la mord au bras.

Tous ne s’accordent pas sur la manière dont mourut l’Égyptienne. C’est pourtant chez les anciens l’opinion la plus accréditée que l’héroïque femme eut recours au venin de l’aspic, moyen dès longtemps imaginé, mis à l’épreuve. A Rome, on ne croyait pas autre chose ; les contemporains, poètes, annalistes, adoptent le fait. Ceux de l’âge suivant le répètent ; Plutarque néanmoins, en le rapportant, marque des doutes. « Octave ayant rompu le sceau, ses premiers regards tombèrent sur les instances de la suppliante pour être ensevelie auprès d’Antoine. Il n’eut pas besoin d’en lire davantage, et comprit. Son premier mouvement fut de courir lui-même la sauver, s’il en était encore temps ; mais il se ravisa et dépêcha au plus vite les gens de son entourage. Rapidement avait marché la catastrophe. Lorsque les envoyés arrivèrent, ils trouvèrent les soldats de garde dans la plus complète ignorance de ce qui avait pu se passer. On enfonça les portes. Cléopâtre, étendue morte et dans tout l’appareil royal, gisait sur son lit de repos. A ses pieds, l’une de ses deux femmes, Iras, exhalait son dernier soupir ; l’autre, Charmion, titubant et la tête lourde, était encore occupée à fixer le diadème sur la tête de sa souveraine. — Voilà en effet une belle chose ! s’écria furieux l’un des survenans. — Oui ! certes, une chose splendide et bien digne de la descendante de tant de rois ! répondit la fidèle suivante, et à ces mots, les derniers qu’elle prononça, on la vit s’affaisser sur le corps de sa princesse inanimée. » Comme Éros, ce brave affranchi qui meurt de la même mort que Marc-Antoine, Iras et Charmion accompagnent Cléopâtre chez les ombres et ne lui survivent un moment que pour continuer, parachever l’ornement de ce corps adorable et chéri. Touchant exemple de ce que peut