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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/802

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il n’y eut plus que l’amour avec ses voluptés, ses jalousies, ses fureurs, ses inconséquences, ses désordres. La reine disparut, la femme seule demeura, et c’est au compte de ses faiblesses que toutes les erreurs politiques doivent être portées. Moins amoureuse, elle eût laissé Antoine faire librement son métier d’imperator, et les événemens eussent peut-être mieux tourné pour elle et son héros, sinon pour le monde, car, tout abominable qu’ait pu être le régime issu de cette victoire, je ne soupçonne pas quel avantage aurait eu l’humanité à ce que la bataille d’Actium eût été gagnée par Antoine. Vaincue et par sa faute, Cléopâtre, au plus profond de ses amertumes, ressentait un immense orgueil et pouvait se dire, comme Mithridate, qu’elle avait mis Rome à deux doigts de sa perte et fait trembler le Capitole. La catastrophe ramena la reine, qui, longtemps égarée, reparut, releva la femme pour ne la plus quitter. L’honneur royal fut sauf ; les quelques jours qu’elle se laisse vivre, elle les emploie, hélas ! bien vainement, nous l’avons vu, à conjurer le mauvais sort de ses enfans ; puis elle s’en va rejoindre Antoine et chercher dans la mort son apothéose. Horace, avec ses trois mots, n’a point dit tout. Ces trois mots sont une épitaphe et ne visent que l’héroïque ennemie du peuple romain ; quant au caractère, si chatoyant au dehors et si profondément compliqué, de la femme, il défierait l’analyse moderne. Comment l’absoudre et comment la condamner ? Elle est la terreur du moraliste, la damnation de saint Antoine, et l’éternelle curiosité du psychologue. Ariane à Naxos et stryge de la nuit de Walpurgis, figure étrange, être idéalement pernicieux, adorable et fatal, que l’histoire dispute à la fable, et dont l’attraction égale l’attrait !


HENRI BLAZE DE BURY.