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Cet échec parut renouveler entre le maître et l’élève l’intime union d’autrefois. L’enfant se rendit compte d’un changement dans les manières du maître, qui, depuis peu, étaient devenues contraintes. Un jour qu’ils se promenaient ensemble, elle s’arrêta brusquement, monta sur une souche qui se trouvait là, et le regarda de toute la force de ses grands yeux chercheurs.

— Vous n’êtes pas fou ? dit-elle en soulignant l’interrogation d’un mouvement de tête qui secoua ses tresses noires. — Non. — Ni ennuyé de quelque chose ? — Non. — Vous n’avez pas faim ? (La faim était pour Mliss une maladie dont on pouvait être pris à tout moment.) — Non. — Et vous ne pensez pas à elle ? — À qui, Lissy ? — À cette fille blanche. (C’était la dernière épithète inventée par Mliss, qui était une brune très foncée, pour désigner Clytemnestre.) — Non. — Votre parole ? (Sur la demande du maître, Mliss avait substitué cette formule à l’ancienne : que la mort vous emporte !) — Oui. — Votre honneur sacré ? — Oui. — Là-dessus, Mliss lui donna un petit baiser féroce, et, sautant à terre, s’échappa. Les deux ou trois jours qui suivirent, elle condescendit à ressembler davantage aux autres enfans, à être sage, comme elle disait.

Il y avait deux ans que le maître habitait Smith’s Pocket, et, comme son salaire était minime et la perspective que Smith’s Pocket devînt par aventure la capitale de l’état assez incertaine, il rêvait un changement. Déjà les administrateurs de l’école étaient informés de ses intentions ; mais, les jeunes gens instruits et d’une moralité intacte étant rares à cette époque, il consentit à diriger encore l’école durant tout l’hiver. Personne d’ailleurs n’eut connaissance de sa détermination, son unique ami excepté, un docteur Duchesne, jeune médecin créole, fixé à Wingdam. Il n’en parla ni à Mme Morpher, ni à Clytie, ni à aucune de ses élèves ; cette réticence fut l’effet en partie d’une répugnance naturelle à faire de l’embarras, en partie du désir d’éviter les questions et les conjectures d’une curiosité vulgaire, en partie aussi de ce qu’il ne croyait jamais réellement qu’il allait faire une chose avant qu’elle ne fût faite.

Il n’aimait pas penser à Mliss. Un instinct égoïste, je suppose, lui fit essayer de se persuader que le sentiment qu’il éprouvait pour elle était déraisonnable, romanesque ; il alla jusqu’à se dire qu’elle serait mieux dirigée par un professeur plus vieux et plus sévère. Déjà elle avait onze ans, et bientôt, d’après l’usage de la Montagne-Rouge, serait une femme. Il avait fait son devoir. Après la mort de Smith, il s’était adressé aux parens de cet homme ; une sœur de la mère de Mliss avait répondu qu’elle remerciait le maître, et annoncé son intention de quitter quelques mois plus tard avec son mari les états de l’Atlantique pour la Californie. C’était déjà une