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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/964

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lecteur à l’introduction qui ouvre le volume, et qui nous offre un frappant exemple de cette science substantielle, consciencieuse et en même temps vive d’allures ? M. Gautier intitule son introduction « Histoire d’un poème national ; » c’est plus et mieux que cela : c’est l’histoire de notre poésie nationale au moyen âge, c’est presque un résumé de l’histoire comparée de notre littérature et des littératures étrangères à cette époque trop peu connue et longtemps trop dédaignée. Avec le savant professeur, on suit pas à pas notre épopée naissante : on en saisit les origines dans ces chansons, dans ces cantilènes qu’enfantait la tradition populaire ; on la retrouve formée et sans cesse grandissante dans la bouche des jongleurs, de château en château, de province en province. On la voit enfin rayonner sur les nations voisines, qui toutes à l’envi l’accueillent, la retiennent, la revendiquent. Oui, toutes, jusqu’à cette Allemagne qui prétend mettre au compte de sa gloire littéraire la légende de Roland, alors que le Ruolandes Liet n’est qu’une servile copie de notre vieille chanson ; jusqu’à cette Italie, en qui l’on s’obstine à ne voir que l’initiatrice de la renaissance, comme si elle n’avait pas été d’abord, au XIIe et au XIIIe siècle, l’imitatrice de notre langue et de notre poésie, l’emprunteuse de nos chansons de geste au nord, et au midi de nos chansons d’amour et de nos surventes.

C’est avec un légitime orgueil que M. Léon Gautier retrace cette histoire. Cet orgueil, comment ne pas le comprendre, comment ne pas le partager ? Humiliés aujourd’hui, faut-il donc oublier que jadis, et plus d’une fois, nous avons été grands ? Faut-il oublier que plus d’une fois aussi, accablé de désastres, notre pays avait su jusqu’ici, en perdant la victoire matérielle, conserver la suprématie intellectuelle et le respect des autres peuples ? La chanson de Roland, c’est l’histoire d’une défaite, mais d’une défaite plus glorieuse, plus célébrée, plus chantée, plus admirée que bien des triomphes. Roland succombant sous le nombre, mourant fier et chrétien avec l’amour de la patrie au cœur, et dès ces temps reculés avec le nom de la douce France sur les lèvres, — quel spectacle mieux fait pour émouvoir un cœur vraiment français, pour réveiller en nous un peu de cette vertu qu’on a voulu tuer par le ridicule et qui seule peut fortifier les hommes et relever les peuples : l’amour de la patrie ! Ne fuyons pas ces antiques et salutaires leçons ; remercions ceux qui nous en montrent toute lai grandeur et toute la majesté, et si le présent est fait pour nous rendre modestes, puisons du courage dans le passé en attendant l’avenir !


EUGENE AUDRY-VITET.


C. BULOZ.