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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/118

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foule trop pressée, trop entassée, qui s’attroupe derrière le cortège du martyr ; l’artiste a peut-être trop multiplié les expressions et les attitudes, et quelque fatigue naît certainement de cette abondance de richesses. En revanche, que de beautés ! Jamais, à mon avis, Ingres ne s’est élevé aussi haut. Oserai-je dire toute ma pensée ? Eh bien ! le Saint Symphorien me paraît la plus grande page d’histoire qu’ait produite l’école française depuis Poussin et Lesueur. Je vais plus loin encore, et, sortant du domaine trop circonscrit de la peinture, je n’hésite pas à dire que, le Polyeucte de Corneille mis à part, nulle œuvre du génie français n’a su rendre à ce point l’ardeur de martyre et le zèle de combat du christianisme héroïque des âges de prosélytisme. Quelle intelligente ordonnance dans la composition de cette vaste page ! Quelle pantomime pathétique que celle de cette mère qui se penche hors du rempart comme pour se rapprocher de son fils, étend les bras comme pour l’embrasser, et lui envoie, au lieu de suprême adieu, une dernière exhortation à mourir ! Quant au personnage du saint, jamais le pinceau français n’a atteint à une pareille pureté, pas même lorsque, tenu par Lesueur, il a retracé les angéliques images de saint Gervais et de saint Protais. Deux candeurs fondues en une seule et fortifiées l’une par l’autre reluisent sur ce jeune et pâle visage, candeur de l’adolescence virginale dont la limpidité native n’a pas encore été troublée, et candeur de la foi confiante. Blanc est le vêtement qui couvre le corps, blanc le visage, blanche l’âme qui s’y répand comme une lueur douce et tiède ; ce personnage du saint Symphorien, c’est l’effigie même de l’innocence. Et quel sentiment profond l’artiste a su faire exprimer par cette foule qui se presse autour du saint ! Si, comme nous l’avons dit, l’air et l’espace lui manquent un peu trop, il faut avouer que de ce défaut même naît un intérêt de plus. Cette foule compacte, moins curieuse que morne, révèle admirablement l’importance du personnage qui marche au supplice. Celui qui va périr est un enfant de la ville même, le fils d’un des hommes les plus considérables de la cité, connu de tous, honoré de tous, aimé d’un grand nombre. Aussi tous ses concitoyens sont-ils sortis pour suivre sa marche au supplice, comme ils auraient suivi ses funérailles ou fait escorte à sa fête nuptiale. En outre cette foule n’est ni bruyante ni agitée ; l’étonnement de ce spectacle la laisse pensive et silencieuse, elle sent confusément qu’un grand intérêt moral est dans l’air et comprend d’instinct que cet événement est un signe précurseur d’une révolution immense, comme les bêtes sentent venir les tremblemens de terre alors que les hommes ne se doutent pas encore du péril qui approche. Et quelle variété finement cherchée et heureusement trouvée dans les expressions de ceux des personnages de cette foule qui sont placés au premier plan !