Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

débarrassait ce même maître d’une tutelle onéreuse, et le dispensait pour l’avenir de subsides qui affligeaient son esprit d’économie.

Jamais je n’ai mieux senti qu’en lisant les dépêches de Jeannin la vérité de ces paroles, qui me furent dites un jour par le célèbre sir Henry Bulwer : « Nous autres, diplomates, nous sommes beaucoup plus qu’on ne le croirait des personnages sacrifiés. C’est un métier dans lequel il faut dépenser beaucoup de talent, et sans espoir de célébrité. On n’acquiert la célébrité en ce monde qu’en faisant ou en défaisant quelque chose ; mais notre tâche, ingrate entre toutes, consiste précisément à empêcher que les choses ne se défassent. » Les négociations de Jeannin sont un exemple remarquable de cette lutte difficile avec des circonstances qui échappent sans cesse. Pendant même que l’on négocie, les choses se déplacent non d’une manière grossièrement apparente, mais avec subtilité. Quelle finesse d’œil il faut pour apercevoir cet invisible déplacement, que d’adresse pour les ramener au point précis d’où elles se sont écartées, que de souplesse d’esprit pour reprendre la question sur ce nouveau terrain et maintenir la fixité du but qu’on poursuit au milieu d’une perpétuelle mobilité ! Des qualités de premier ordre sont ici nécessaires, et cela pour lutter avec des circonstances qui huit jours après qu’on en a triomphé n’ont plus le moindre intérêt. De là naît pour le diplomate un nouveau désavantage, et le plus cruel peut-être de tous : c’est que ses écrits, quelque habiles qu’ils soient, survivent à peine aux incidens qui leur donnent naissance. On a dit avec justesse que la lecture rétrospective des vieux pamphlets politiques et des vieux discours de tribune ressemblait d’ordinaire à celle des almanachs de l’an passé. S’il en est ainsi du publiciste et de l’orateur, que sera-ce du diplomate, qui ne peut et ne doit avoir, pour défendre sa renommée, les ressources de la passion ! Aussi n’y a-t-il pas de labeur comparable à la lecture des collections diplomatiques même les plus considérables et les plus justement célèbres. Les Négociations de Jeannin, malgré tout leur mérite, sont loin de faire exception à cet égard, et il y a même ici une raison toute particulière qui ajoute encore à la fatigue que font éprouver ces sortes de collections : chez Jeannin, l’esprit vaut mieux que la parole et la substance mieux que la forme. Il ne se soucie que d’être clair et exact, et ce souci l’entraîne à de telles minuties de détail qu’il en atteint souvent le résultat contraire à celui qu’il cherche. Ajoutez que Jeannin est resté comme écrivain l’homme de sa jeunesse ; en pleins règnes de Henri IV et de Louis XIII, il écrit encore comme on écrivait au temps de Charles IX, et c’est avec une peine infinie que l’on suit, dans ses circonlocutions, ses incidentes et ses parenthèses, sa longue phrase traînante comme une toge de magistrat d’une mode ancienne. Quelle différence sous ce