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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/212

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disparaissent le plus vite. » Il dit au laboureur que les dieux condamnent l’humanité à la peine ; il lui montre, par une image saisissante, que sa vie n’est qu’une lutte de tous les jours contre la nature : dès qu’il s’arrête de travailler, la nature triomphe de lui et l’entraîne comme une barque qui est emportée à la dérive quand on cesse un moment de ramer. Cependant il ne prêche pas la révolte contre ce pouvoir ennemi qui a fait l’existence si dure ; il veut au contraire qu’on se résigne. « Avant tout, dit-il à son laboureur, adore les dieux, inprimis venerare deos ! » Travailler et prier, voilà la conclusion des Géorgiques ; mais il ne cède pas à cette inspiration religieuse qu’il écoutera seule désormais sans se retourner encore avec quelque regret vers les croyances philosophiques de sa jeunesse dont il se sépare. Comme la plupart des grands esprits de ce temps, Virgile avait commencé par être épicurien ; comme eux aussi, la réflexion et le progrès des années l’amenèrent peu à peu vers des opinions différentes. La transition se marque dans les Géorgiques : il y semble parfois encore hésitant et incertain, et lors même qu’il se décide on sent qu’il éprouve quelque embarras et quelque douleur à le faire. Il salue en vers admirables, avant de les quitter, ces doctrines épicuriennes dont il s’était épris à l’école de Siron, et le grand poète qui les représentait avec tant d’éclat à Rome. « Celui-là, nous dit-il, est le plus heureux de tous, qui peut mettre sous ses pieds les terreurs de l’avenir et les bruits de l’Achéron ; » mais tout le monde ne possède pas cette trempe de caractère qui rend insensible « aux craintes de l’inexorable destin. » A côté de ces penseurs énergiques, au-dessous d’eux, il y a place pour l’esprit plus timide qui marche dans les voies communes, « qui connaît les divinités des champs, qui prie le vieux Sylvain, Pan et les sœurs du Parnasse. » C’est le rôle qu’il prend désormais pour lui, et, quoique cette destinée lui semble avoir encore quelque douceur, et qu’il s’y résigne assez facilement, il reconnaît pourtant qu’elle est moins grande que l’autre. Il veut donc nous apprendre dans ce passage célèbre qu’après avoir sondé sa nature, ne la trouvant pas propre à conserver ces doctrines violentes qui avaient d’abord séduit son imagination, il se décide à suivre la foule, à partager ses croyances, non sans jeter de loin un regard de regret et d’envie sur ces génies audacieux qui peuvent habiter sans crainte « les hauteurs sereines des sages. »


II

Il n’y a plus de ces regrets dans l’Énéide. Virgile cesse dès lors de se retourner vers les opinions d’Épicure ; il est tout entier à d’autres croyances. L’Énéide a bien évidemment été composée sous