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Cependant cette situation d’isolement complet ne dura pas toujours. Le malheur de la Vie de Jésus, c’est qu’elle était tombée comme une bombe au milieu d’un public religieux où l’influence de Schleiermacher était toute-puissante. Obéissant à l’impulsion que cet éminent théologien lui avait imprimée, la théologie allemande de cette époque se faisait fort de compenser toutes les ruines amoncelées par les démolitions historiques et critiques en mettant la personne de Jésus pour ainsi dire hors du débat. Une communion mystique et continue avec le fondateur du christianisme, saisi, par-dessus l’histoire, par la conscience religieuse, devait dans le culte et dans la vie tenir lieu des dogmes scolastiques et des pratiques pieuses qui avaient si longtemps servi d’aliment à la foi traditionnelle, mais dont la science indépendante avait démontré le vide ou l’insuffisance. Les conclusions du jeune docteur frappaient d’estoc cette figure divine que l’on prétendait maintenir dans les régions de l’idéal, tout en la composant de fragmens empruntés à la réalité historique. Le temps, le progrès des sciences bibliques, vinrent, sinon confirmer la thèse fondamentale de M. Strauss, du moins diminuer la distance qui le séparait des représentans les plus attitrés de la science religieuse. L’école de Tubingue, Fr.-Chr. Baur en tête, renouvela l’histoire du Ier siècle chrétien. En particulier, la grande question du quatrième évangile fut résolue scientifiquement. On comprit mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’alors ce que Jésus avait dû être et avait dû dire pour que le développement de l’église aux temps apostoliques fût ce que nous savons qu’il a été. Si d’un côté cette réduction de l’histoire évangélique à sa logique interne ne permettait plus de soutenir les vieilles doctrines sur la personne et l’œuvre de Jésus, d’autre part cette personne et cette œuvre sortaient positivement du nimbe dont la tradition les avait enveloppées, du clair-obscur d’une critique purement négative, et revêtaient des contours décidés, des formes palpables.

M. Strauss ne prit point de part ostensible aux recherches de ses anciens maîtres ou compagnons d’étude, — car, pour lui aussi, Tubingue avait été l’alma mater, et Baur, récemment nommé professeur quand il entra lui-même à l’université, avait été l’un de ses premiers maîtres. Grand fut donc l’intérêt que suscita en 1864 la publication de sa nouvelle Vie de Jésus, élaborée en vue du peuple allemand, et qui parut quelque temps après que M. Renan eut publié son célèbre ouvrage sur le même sujet. Il est douteux que « le peuple allemand, » quelle que soit l’instruction dont il se vante, ait beaucoup lu le gros livre que M. Strauss avait écrit exprès pour lui. L’ouvrage était, même pour le peuple allemand, un peu lourd et trop technique ; pour les hommes compétens de tous les pays, ce n’en fut