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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/279

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En effet, quand on serre les choses de plus près, on ne tarde pas à découvrir que cette expérience du non-moi, nécessaire à la formation en nous de la conscience personnelle, n’est pourtant pas la cause première de la personnalité elle-même : elle en éveille la conscience, elle la dégage, elle ne la crée pas. La lumière extérieure est bien nécessaire à l’usage que nous avons à faire de nos yeux, mais ce n’est pas elle qui nous fait des yeux et leur communique leur pouvoir visuel. Cela n’empêche que la phrase susdite a défrayé et défraie encore une foule d’élucubrations plus ou moins philosophiques. Elle n’est pourtant vraie que si l’on entend formuler par là la manière dont la personne humaine arrive à la conscience d’elle-même. Seulement, une fois ramenée à cette signification seule légitime, il est clair qu’elle n’est plus d’aucune application à l’être divin, et que nous aurions le droit de demander à M. Strauss lui-même : En supposant que le seul vrai Dieu soit cette substance que vous dites seule digne de nos adorations, d’où savez-vous qu’elle n’est pas consciente ? Cela rendrait l’adoration de votre grand Pan un peu plus facile, un peu plus rationnelle, on s’étonnerait moins de voir le roseau pensant s’incliner devant l’Univers, qui penserait aussi, et on ne murmurerait pas involontairement, quand le docteur Strauss ferait ses dévotions, cette épigramme de son poète favori :


Der Professor ist eine Person,
Gott ist keine.
(Le professeur est une personne,
Ce que Dieu n’est pas.)


Un autre exemple du pouvoir de la phrase sur l’intelligence du célèbre docteur nous est fourni par la notion qu’il se fait des origines de la religion dans l’âme humaine. Schleiermacher, qui tenait surtout à établir, contrairement à la philosophie du XVIIIe siècle, que la religion n’est pas une chose artificielle plaquée sur la nature humaine par des prêtres ou des législateurs, avait eu l’heureuse idée d’en analyser les élémens constitutifs, afin de faire voir qu’ils étaient naturels à l’homme à tous les degrés de son développement sur la terre. Cependant il y eut quelque chose de trop étroit dans sa définition de l’essence du sentiment religieux ; il le ramenait à la dépendance pure, Abhängigkeitsgefühl. Cela ne dit pas tout ; le sentiment de dépendance n’explique bien que les formes primitives de la religion, il ne suffit pas pour en expliquer les manifestations supérieures. Feuerbach, qui aimait à ramener toute religion à un sentiment égoïste, objecta avec raison qu’il y avait dans le sentiment religieux, à côté d’un sentiment de dépendance, la notion d’un