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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/306

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REVUE DES DEUX MONDES.

fort de Kiapha. Au mois d’octobre 1821, les Albanais musulmans, les Souliotes et les Grecs, réunis au nombre de 3,000 hommes, pénétrèrent dans Arta et réussirent à y bloquer la garnison turque. La défection des musulmans rendit ce succès inutile : dès que les troupes envoyées par Kurchid pour dégager Arta se montrèrent, les Albanais déclarèrent aux Souliotes qu’ils s’étaient alliés aux Grecs pour délivrer Ali, mais non pas pour faire la guerre à la Porte ; ainsi s’évanouissait le dernier espoir du pacha. L’alliance conclue entre ses partisans venait de se dissoudre, Ali de Tépédélen était livré à son sort.

Ali avait alors, suivant la version la plus probable, soixante-douze ans. Rien n’est plus difficile que de connaître exactement l’âge d’un Turc, à plus forte raison l’âge d’un Albanais. Dans les montagnes de l’Épire, comme dans celles où régnaient le prince des Mirdites et le Vladika, les naissances n’étaient constatées par aucun document authentique. On en rattachait généralement le souvenir à quelque événement dont la mémoire du peuple était restée frappée. « Je suis né, répondent encore les Monténégrins, au temps où un tel est mort. » Ali aimait, dit-on, à se rajeunir. Ceux qui l’ont vu en 1804, abusés peut-être par l’activité de ses allures et par la vivacité de son regard, lui donnèrent alors de cinquante à cinquante-cinq ans. Il était déjà très chargé d’embonpoint, et la longue barbe blanche qui lui descendait jusqu’à la poitrine l’eût fait prendre, quand il était accroupi sur ses riches coussins de velours, pour le plus placide des patriarches. Son air franc et ouvert, le son argentin de sa voix, la simplicité familière de ses discours, contribuaient encore à augmenter l’illusion. Le récit de ses cruautés avait cependant déjà ému l’imagination des contemporains, et en 1821 la France voyait en lui, suivant l’expression d’un critique, « une des plus belles horreurs que la nature eût produites. » On l’appelait le moderne Jugurtha ; ou prêtait à ses forfaits vulgaires des proportions épiques. Ali n’était, si l’on veut le juger de sang-froid, qu’un chef de bande dont il est facile aujourd’hui de prendre la mesure. Sa dissimulation, son impassibilité, la ténacité qu’il montra si souvent à poursuivre sa vengeance, ou à s’approcher pas à pas du but de ses ambitions, sont des traits communs à plus d’un guerrier montagnard.

« Je dois tout à ma mère, disait Ali ; c’est elle qui m’a fait homme et qui m’a fait vizir. » Voici par quels conseils la matrone albanaise avait formé le cœur de cet enfant. « Souviens-toi, lui répétait-elle sans cesse, que celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu’on le lui ravisse. Le bien des autres n’est à eux que parce qu’ils sont forts. Sois plus fort qu’eux, le bien qu’ils possèdent t’appartien-