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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/697

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à le rejoindre et à vivre avec lui. C’est dans ces conditions que la transportation des forçats cessa d’être facultative et devint la règle générale : une loi du 30 mai 1854 consacra définitivement cette mesure, et décida que la peine des travaux forcés serait subie à l’avenir dans des établissemens créés sur le territoire d’une ou de plusieurs possessions françaises « autres que l’Algérie, » car déjà, par des motifs que nous exposerons plus loin, l’Algérie avait été reconnue impropre à recevoir des transportés politiques ou autres.

Cette réforme pénale fut bien accueillie par tous les partis, à l’exception du parti radical républicain, qui vit ses coryphées exposés à subir les effets du décret de 1851. Tous étaient membres des sociétés secrètes, et, comme le gouvernement se montrait alors leur adversaire résolu, ils sentaient la nécessité de se soumettre ou d’émigrer : terrible dilemme pour un parti qui n’abdique jamais, même après les plus fortes épreuves. Aussi le décret fut-il dénoncé comme un acte de monstrueux arbitraire. Il n’aurait appartenu qu’à un seul parti, le parti constitutionnel libéral, de faire entendre des remontrances à cet égard. Quant au jacobinisme, il n’avait qu’à courber la tête pour ne pas s’exposer à s’entendre dire : patere legem quam ipse fecisti. Le directoire, en l’an V de la république, n’avait-il pas décrété la déportation sans jugement de cinquante-quatre députés, choisis dans les deux assemblées législatives ? Il n’en put arrêter que seize, les autres ayant pris la fuite. Ces victimes du radicalisme de l’époque furent conduites à la prison du Temple, et n’en sortirent que pour être dirigées sur la Guyane. Leur transport de Paris au lieu d’embarquement, à La Rochelle, s’effectua dans des cages de fer placées sur des essieux et non suspendues. Un corps de cavalerie les escortait dans ce voyage à travers la France, qu’ils parcoururent comme une ménagerie d’animaux féroces. Ces hommes comptaient cependant parmi les plus honorables ou les plus illustres : c’étaient entre autres Siméon, Barbé-Marbois, qui fut plus tard ministre des finances, le général Murinais, Pichegru, le vainqueur de la Hollande. Carnot lui-même eût été déporté, s’il ne s’était pas soustrait par la fuite à cette criminelle iniquité.

En montant à bord, un des déportés demanda du pain ; on répondit que le souper allait être servi. Un autre ayant dit qu’il se contenterait de quelques fruits, un mousse se mit à rire et promit de servir des pêches, des raisins et des oranges ; il apporta bientôt deux auges contenant des gourganes bouillies dans l’eau. Tel fut pendant la traversée l’ordinaire de ces hommes considérables, la plupart vieux ou valétudinaires. Ces alimens étaient ordinairement gâtés et toujours apportés dans des seaux où l’on puisait avec un tesson d’assiette cassée, l’autre avec un gobelet de fer-blanc. On