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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/701

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couverts de haillons sordides, l’air hagard et farouche, en vrais sauvages. Les déportés avaient abattu les arbres, afin de construire des goélettes et tenter des évasions. Sur un terrain naturellement fécond, ils ne daignaient même pas cultiver quelques légumes, préférant s’en priver plutôt que de travailler. Lorsqu’on apportait des viandes de Cayenne, de honteuses discussions éclataient au moment du partage. Ensuite il fallait préparer les alimens ; or dans cette petite société, image de celle dont on nous menace après le triomphe du radicalisme, tous les rangs étant confondus, personne ne mettait ses services professionnels à la disposition des autres. Point de travail, c’était la règle : salarié, il eût blessé l’égalité ; gratuit, il portait atteinte à la liberté. Qu’on se représente l’embarras d’un avocat en possession d’un morceau de bœuf cru ! Il faut vivre pourtant, et beaucoup de déportés se voyaient réduits à payer de leur portion de tafia les services des citoyens versés dans l’art culinaire.

A quelque distance de l’Ilet-au-Diable surgit de la surface des eaux une autre petite île qui servait de dépôt aux déportés des bagnes. Ceux-ci étaient assujettis au travail, et ils en avaient facilement contracté l’habitude ; d’ailleurs ils savaient bien qu’on les y obligerait par tous les moyens. Aussi les détenus politiques avouaient-ils eux-mêmes que l’île voisine se distinguait par une végétation luxuriante, par des arbres aux bras gigantesques, aux feuillages toujours épanouis. On y voyait des maisons soigneusement blanchies, reflétant gaîment la lumière et bâties sur le bord de chemins « qui serpentaient mollement aux flancs arrondis des collines et qui semblaient appeler le pas joyeux du libre travailleur. » Pourquoi donc les politiques, qui étaient libres de travailler, ne donnaient-ils pas à leur résidence le même aspect riant ? Pourquoi au contraire avaient-ils transformé l’Ilet-au-Diable en un véritable enfer ? Il est temps d’opposer à la misère et à la désolation du pays appauvri par l’oisiveté des déportés politiques la situation alors florissante des pénitenciers fondés sur le sol continental, cultivés et enrichis par le travail des forçats. Sans aucun doute, ces intéressans essais auraient eu tout le succès qu’on avait le droit d’en attendre, si l’insalubrité du climat n’avait détruit les plus belles et les plus légitimes espérances.

La Guyane française est l’estuaire des eaux d’un grand continent. Lorsqu’un pays tel que l’Afrique, où des chefs inquiets de l’intrusion européenne interceptent le passage, lorsque le pôle nord, dont l’accès est interdit par une nature implacable, sont chaque jour visités par de nouveaux voyageurs, on s’étonne que l’intérieur de la Guyane, un pays français, soit encore à peu près inconnu. Quelques missionnaires jésuites ont seuls essayé de remonter le cours de