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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/741

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PLUS TARD.


Nature, accomplis-tu tes œuvres au hasard,
Sans raisonnable loi ni prévoyant génie ?
Ou bien m’as-tu donné par cruelle ironie,
Des lèvres et des mains, l’ouïe et le regard ?

Il est tant de saveurs dont je n’ai point ma part,
Tant de fruits à cueillir que le sort me dénie !
Il voyage vers moi tant de flots d’harmonie,
Tant de rayons, qui tous m’arriveront trop tard !

Et si je meurs sans voir mon idole inconnue,
Si sa lointaine voix ne m’est pas parvenue,
A quoi m’auront servi mon oreille et mes yeux ?

A quoi m’aura servi ma main hors de la sienne ?
Mes lèvres et mon cœur sans qu’elle m’appartienne ?
Pourquoi vivre à demi, quand le néant vaut mieux ?


AUX POÈTES FUTURS.


Poètes à venir, qui saurez tant de choses,
Et les direz sans doute en un verbe plus beau,
Portant plus loin que nous un plus large flambeau
Sur les suprêmes fins et les premières causes ;

Quand vos vers sacreront des pensers grandioses,
Depuis longtemps déjà nous serons au tombeau ;
Rien ne vivra de nous qu’un terne et froid lambeau
De notre œuvre enfouie avec nos lèvres closes.

Songez que nous chantions les fleurs et les amours
Dans un âge plein d’ombre, au mortel bruit des armes,
Pour des cœurs anxieux que ce bruit rendait sourds ;

Lors plaignez nos chansons, où tremblaient tant d’alarmes,
Vous qui, mieux écoutés, ferez en d’heureux jours
Sur de plus hauts objets des poèmes sans larmes.


SULLY-PRUDHOMME.