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l’aventure est finie. Ils ont donné une preuve touchante de ce goût dans une circonstance qu’il est bon de rappeler. Ils s’étaient beaucoup préoccupés de Gustave Lambert et de son beau projet de tenter une nouvelle route à travers les glaces du pôle nord pour découvrir la mer libre. Afin de leur donner une idée approximative des difficultés et des périls de toute sorte qui attendaient le futur navigateur, on leur lut le Voyage du capitaine Hatreras ; leur enthousiasme fut exalté au plus haut point, et ces enfans, pauvres pour la plupart, fort dénués, réunirent une somme relativement considérable pour cette souscription, qui ne fut jamais couverte, quoiqu’il ne s’agît que d’une misérable somme de 600,000 francs. Lorsque plus tard ils apprirent la mort de Gustave Lambert, qui se fit tuer à Montretout sans bénéfice pour la cause qu’il défendait et au grand préjudice de l’entreprise qu’il avait projetée, ils furent tristes. Ils en parlèrent avec regret ; pas un ne dit : Et notre argent ? — Tous dirent : Et son voyage ?

En dehors de leur infirmité, qui les diminue et pèsera sur leur existence entière, ces enfans sont intéressans ; ils sont assez dociles, curieux de s’instruire, fort doux en général, d’une extrême bonne foi dans leurs relations. Les disputes, les rixes, si fréquentes chez les collégiens, incessantes chez les sourds-muets, sont très rares entre eux. Les plus calmes sont les amaurotiques ; on dirait, à les étudier, que la paralysie dont le nerf optique est frappé exerce une action un peu stupéfiante sur le cerveau ; ceux-là semblent plus rêveurs que les autres, ils ne sont peut-être que plus engourdis. Contrairement à ce qu’on remarque chez les enfans ordinaires, les petites filles aveugles sont bien moins éveillées que les garçons : en classe, à l’atelier, pendant les récréations, elles sont languissantes, taciturnes ; elles n’ont que des jeux silencieux, et c’est à peine si elles parlent. Cela s’explique. La femme est avant tout une créature d’impression : or c’est la vue qui nous donne des impressions multiples, incessantes ; une femme aveugle est littéralement privée de son aliment intellectuel favori, elle manque de ce qui renouvelle sa vie nerveuse, son existence particulière, l’impression reçue et l’impression produite. Aussi ces petites aveugles sont lamentables à voir ; elles ressemblent à des âmes en peine découragées.

Les filles et les garçons se réunissent du reste dans un sentiment commun ; tous les élèves de l’institution adorent la maison qui les abrite. C’est une patrie, une sorte de pays que l’on a fait exprès pour eux. Ils savent que là nul danger, nul accident ne peut les atteindre, que tout a été prévu pour neutraliser leur infirmité. Ils ne s’en éloignent qu’avec peine : les sorties du dimanche sont peu suivies ; le jeudi, on a renoncé à les conduire