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vaste salle consacrée aux exercices publics, et répètent sous la direction d’un chef d’orchestre. Celui-ci ne bat pas la mesure, il la frappe à l’aide de deux spatules concaves dont la partie supérieure produit par le choc contre la main un bruit sec parfaitement perceptible. La musique qu’on leur enseigne est sérieuse et savante : Gluck, Beethoven, Weber, sont les auteurs de prédilection. Il faut du temps pour qu’ils puissent jouer irréprochablement une symphonie complète, — trois mois ; mais ils ne consacrent qu’une heure cinq fois par semaine à la musique d’ensemble, c’est donc une moyenne de soixante-dix heures. Ils m’ont paru avoir beaucoup d’entrain pour l’étude instrumentale ; je me suis promené dans le couloir sur lequel s’ouvre la porte vitrée des loges, et j’ai vu que tout le monde était fort à son affaire, sauf un pauvre enfant très troublé qui, malgré le bruit ambiant, était en proie à une sorte d’angoisse maladive, parce que d’un coin de sa chambrette il « voyait » sortir un fantôme vêtu de blanc.

En dehors de cette école générale, il existe deux classes particulières dont on ne rencontre l’analogue nulle part ailleurs ; l’une est destinée à créer des organistes, l’autre forme des accordeurs de pianos. Ceci est excellent et très pratique. J’ai écouté des élèves manœuvrer de grandes orgues d’église pendant qu’un de leurs petits compagnons « piétinait » les soufflets, et j’ai été émerveillé de ce que j’ai entendu. Un de ces virtuoses prenait évidemment un plaisir extrême à l’harmonie qui jaillissait sous ses doigts et montait autour de nous ; c’était un grand garçon blond et pâle dont les gros yeux blancs restaient immobiles. Je le regardais ; à certains accens de l’orgue, à ces notes plaintives qui ressemblent aux lamentations d’une voix humaine, un nuage rose passait sur sa face et un léger frémissement agitait ses lèvres. Celui-là est un artiste, et, si jamais il est placé au buffet d’orgues d’une cathédrale, il ravira les foules. Évidemment chez lui tout se formule en symphonie, il chante son rêve ; ne sait-on pas qu’il faut crever les yeux aux rossignols pour en faire d’incomparables chanteurs ? On enseigne à ces enfans toutes les ressources et tous les secrets de la composition ; ceux dont l’imagination est stérile deviennent accordeurs de pianos, et acquièrent dans cet art, que l’on dit assez difficile à bien pratiquer, une habileté sans pareille. Ils sont extraordinaires d’adresse et de précision, c’est à croire que les yeux sont inutiles pour une œuvre semblable. Ils rattachent une corde, remplacent un marteau, manient la clé avec une habileté qui remplit d’étonnement, et c’est en les voyant que j’ai compris ce mot d’un chanteur célèbre : « les aveugles sont les premiers accordeurs du monde. » La finesse de leur ouïe les aide singulièrement, et leur permet d’arriver au ton absolument exact.