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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/936

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traversait alors des gorges absolument désertes, et le gîte était encore éloigné. Les chevaux n’avançaient plus qu’avec peine ; les voyageurs se sentaient glacés sous leurs épaisses fourrures. A quatre heures, le vent d’ouest se leva. Il tourbillonnait entre les murs de rocher qui bordaient le sentier, soulevait la neige et la divisait en particules impalpables : on eût dit autant de pointes d’aiguilles gelées qui s’introduisaient dans le nez, dans les yeux, dans les oreilles et empêchaient de respirer, de voir et d’entendre. Le lieutenant marchait un peu en avant des deux femmes ; Tikrane s’approcha de. lui et dit à demi-voix : — Je crois que nous sommes en danger. Ceci est le commencement d’un tipi ou tempête de neige. Je n’en avais pas encore vu, mais on m’en a souvent parlé, et il paraît que c’est terrible.

— Quelle est la nature du danger ?

— D’abord les animaux refusent d’avancer, et les hommes eux-mêmes, aveuglés par la neige tourbillonnante, n’y voient plus à deux pas devant eux. Toute trace de route ayant disparu, on est forcé de s’arrêter où l’on se trouve, et on attend, à la grâce de Dieu, la fin de la tempête.

— Combien de temps dure-t-elle d’ordinaire ?

— Cela varie : quelquefois deux heures, quelquefois deux jours, répondit l’Arménien, devenu subitement très grave et s’effrayant de ses propres paroles. On prétend que le simoun d’Arabie n’est rien en comparaison.

Au même moment, le lieutenant vit que le chef des muletiers s’était arrêté et conférait avec ses hommes. Stewart, qui avait appris le persan à Tauris, ainsi que sa cousine, alla lui demander de quoi il s’agissait. — Ne voyez-vous pas le tipi ? répondit le muletier en secouant la. neige qui couvrait sa barbe et ses épais sourcils.

— Que faut-il faire ?

— Nous n’avons pas l’embarras du choix. Ni les hommes ni les bêtes ne pourraient faire dix pas maintenant, et dans une demi-heure ce sera bien pis. Si l’orage dure, je crois bien que nous sommes en grand péril.

Stewart alla dire aux femmes qu’il fallait s’arrêter un moment. Mistress Morton, qui n’avait pas conscience du danger, descendit de sa mule de la meilleure grâce du monde ; mais Lucy avait lu plus d’une description de ces sinistres ouragans, elle comprit la vérité et devint pâle. Stewart se sentit le cœur serré : l’angoisse de son amour se doublait du sentiment de sa responsabilité.

Les voyageurs d’une caravane sont comme l’équipage d’un navire, et l’expérience a tracé la ligne de conduite que doit suivre