Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/939

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme qui se tenait à l’écart, devant le feu. — Miss Blandemere reconnut Sélim-Agha.

Il s’approcha lentement. Mistress Morton courut à lui, et lui sauta presque au cou en s’écriant qu’elle lui devait la vie. Le Kurde s’arrêta, étonné de ces démonstrations de reconnaissance et de ces discours dans une langue qu’il ne comprenait pas. — Les dames veulent te remercier du service que tu nous as rendu à tous ; c’est Dieu qui t’a conduit sur notre chemin, dit Stewart en persan.

— Chaque homme a sa destinée écrite sur son front, répondit l’agha. Je dois plus remercier mon étoile de m’avoir amené ici que vous ne devez remercier la vôtre de m’y avoir rencontré, ajouta-t-il, ses yeux noirs fixés sur ceux de Lucy.

La jeune voyageuse voulut se lever pour aller, elle aussi, exprimer sa gratitude à l’agha ; mais malgré l’aide de son cousin elle ne put se tenir debout. — La cadine doit avoir eu les pieds gelés pendant que je la portais, dit Sélim. Il faut les lui frotter avec de la neige. — Mistress Morton s’empressa de déchausser sa jeune amie, et vit qu’elle avait les pieds blancs, inertes et froids comme du marbre. On apporta de la neige, et la bonne dame commença ses frictions. — Ce n’est pas ainsi qu’on doit frotter un pied gelé, dit le Kurde à Stewart, et il fit un mouvement comme pour montrer à la vieille Anglaise la manière de s’y prendre ; mais tout à coup il s’arrêta, retenu par une pensée subite. Il avait compris que l’assistance d’un homme, d’un inconnu, pourrait bien, en dépit de la gravité des circonstances, être gênante pour la voyageuse étrangère. — Viens ici, Aïcha, dit-il en se tournant vers le groupe réuni devant le feu. — Un garçon d’une douzaine d’années répondit à cet appel. Sélim-Agha lui dit quelques mots en kurde, et l’enfant, s’agenouillant près de Lucy, reprit la besogne si mal commencée par la veuve du comptable. Au bout de quelques minutes, les pieds de la jeune fille étaient redevenus roses, et le sang y circulait ; mais on ne lui permit pas de s’approcher du feu. Elle prit à la hâte quelques alimens, une toile fut tendue entre deux colonnes, et les deux femmes allèrent chercher derrière ce rempart improvisé un repos bien nécessaire après tant d’émotions.

Tikrane et le lieutenant demandèrent alors au Kurde comment il s’était trouvé si à propos sur leur route. — J’ai été surpris comme vous, dit Sélim, par le tipi ; mais je connaissais depuis longtemps cette église, et je m’y suis réfugié. Ainsi que tu as pu le voir, elle est éloignée d’une centaine de pas seulement du lieu où vous avez fait halte ; la neige et les tourbillons vous ont empêchés de la découvrir. J’ai trouvé en arrivant ces paysans qui sont là devant nous :