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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/942

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— Ne le croyez pas ; elle est riche au contraire, seulement cette richesse reste stérile. Le blé qui dort là sous la neige, couvrira au printemps ces plaines d’une moisson suffisante pour nourrir la moitié de l’Europe. Comme les routes manquent, on ne peut expédier le grain à l’étranger, et parfois il pourrit dans les granges ; mais nous tenons la terre, et nous la garderons : c’est là pour les Arméniens, le meilleur gage d’avenir.

A côté d’eux, Sélim-Agha cheminait en silence. — Qui te rend triste ? lui demanda Lucy. — L’Abdurrahmanli ne répondit que par le grave sourire qui lui était habituel. Miss Blandemere ne se tint pas pour battue ; elle se mit à interroger l’agha sur sa famille, sur son passé, sur sa vie présente. Il sortit peu à peu de sa réserve, et lui décrivit, avec une simplicité presque éloquente, les plaisirs et les dangers de son existence nomade, les longs loisirs de l’hiver dans les maisons bien closes, les voyages à la suite des troupeaux, pendant la belle saison, lorsque la tribu plantait successivement ses tentes sur toutes les montagnes de l’immense plateau du Taurus ; puis les luttes avec les clans rivaux, les razzias, les escarmouches au bord des torrens et des précipices. Par momens, au milieu de son récit, il fixait les yeux sur Lucy, s’oubliait à la contempler, et chevauchait plongé dans une silencieuse rêverie. Lucy n’était pas une coquette, mais elle ne pouvait observer sans un secret plaisir l’émotion de l’Abdurrahmanli. — Ce n’est pas jouer avec le feu, pensait-elle. Dans trois jours, nous serons bien loin l’un de l’autre. — Après un de ces intervalles de silence, elle demanda de nouveau à Sélim ce qui le rendait rêveur. — As-tu donc des chagrins ? dit-elle.

— Peut-être, répondit celui-ci.

— Allons, je vois que les chagrins sont une maladie de tous les climats. Heureusement qu’il est toujours possible de s’en guérir, d’après ceux qui s’y connaissent.

Le Kurde la regarda avec son sourire mélancolique. Leurs compagnons étaient restés un peu en arrière ; il se pencha vers miss Blandemere, et, presque à l’oreille, lui dit ces vers d’une vieille anthologie persane :


— Féridoun, tes pensées sont tristes comme les pleureuses des funérailles.
— Ma sœur, les cheveux blonds de l’étrangère sont des rayons de soleil ;
Les rayons me sont entrés au cœur, et ils me brûlent.
— Féridoun, les filles de notre pays ont des remèdes pour ces maux.
— Ma sœur, on n’oublie le mal dont je souffre
Que sous les cyprès funéraires, aux portes de la ville.


Miss Blandemere devint fort rouge. — C’est ma faute, pensa-t-elle. Mes questions ont été imprudentes, et je devais prévoir