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l’influence de ce narcotique, si faible qu’il fût, ses pensées devinrent plus libres, plus légères en quelque sorte, et s’envolèrent plus facilement vers les régions de la fantaisie. Tout en fixant ses yeux sur les fines découpures de bois du plafond doré par les derniers reflets de la flamme expirante, elle commença tout éveillée un rêve plus aventureux peut-être que ceux du sommeil. Elle se figurait qu’elle était la maîtresse de ces demeures, que sa vie devait dorénavant se partager entre les travaux de l’hiver dans les grandes habitations souterraines et la pastorale nomade des longs mois d’été. Comme sa compatriote lady Esther Stanhope, elle serait la reine des tribus. Frandjik deviendrait sa fille, et celui qui l’avait sauvée la remerciait de le sauver à son tour « du mal pour lequel n’ont point de remède les filles de ce pays. » Ces pensées vagues se succédaient dans son esprit comme des flots qui lentement, l’un après l’autre, viennent déferler sur une plage et se confondent en expirant.

Le feu allait s’éteindre, elle se leva pour le ranimer ; mais elle se sentit la tête pesante. — Cette chambre manque d’air, se dit-elle. — Elle se dirigea vers la porte, et l’ouvrit. Dans la nuit silencieuse, on entendait l’aboiement des chiens de garde courant autour des bergeries. Lucy voyait comme à travers un nuage le calme paysage d’hiver ; mais les étoiles, petites et un peu pâles, lui semblaient rayonner dans une atmosphère plus douce qu’à l’ordinaire. A la clarté de la lune, elle aperçut une ombre qui se, promenait au milieu de la neige, sur les terrasses supérieures : elle crut reconnaître Sélim-Agha. C’était bien lui. Depuis qu’il avait rencontré l’étrangère, il n’avait pas eu deux heures de sommeil calme : en se rapprochant de l’habitation de Lucy, il croyait donner le change aux préoccupations qui le tourmentaient. Il vit miss Blandemere, qui, blanche comme un fantôme, s’appuyait à l’un des piliers de bois placés de chaque côté de la porte. Le Kurde ne pouvait supposer que ce fût bien elle qu’il trouvait là dehors, à une pareille heure ; il pensa d’abord qu’une des aïeules de la tribu était sortie de son tombeau pour revoir les lieux où s’était passée sa jeunesse. La rencontre d’un revenant est, pour un vivant, le gage d’une mort prochaine : l’apparition n’effraya pourtant pas Sélim ; il lui semblait naturel que cette messagère d’outre-tombe vînt lui annoncer la fin d’une souffrance qu’il lui semblait impossible de supporter longtemps. Il s’arrêta et attendit. La présence imprévue de l’agha était, pour Lucy, la continuation de son rêve : elle quitta le pilier, traversa la ruelle d’un pas de somnambule, et se dirigea vers lui. Aux rayons de la lune, Sélim distingua les traits de la voyageuse ; mais ils lui parurent animés d’une expression étrange qu’il ne leur