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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/217

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clever, une des notabilités du parti, démontra un jour que, lorsque l’exploitation par le capital aurait cessé, la prostitution cesserait du même coup : l’état communiste en effet prendrait à sa charge l’éducation des enfans, et la coutume d’attacher la femme à l’homme par un lien juridique n’aurait plus de raison d’être. Un autre orateur est plus précis encore. « Une femme, dit-il, qui dispose librement de son amour n’est pas une prostituée : c’est la femme de l’avenir[1]. » La comparaison entre ceux qui partent et ceux qui restent fait donc dire avec raison au publiciste cité plus haut que l’émigration est le plus grand mal social dont souffre l’Allemagne.

On a beaucoup disserté sur les causes du mal, et des esprits superficiels en imaginent de singulières, celle-ci par exemple, que l’Allemand est porté vers l’émigration par la tournure philosophique et cosmopolite de son esprit. Une telle cause ne peut agir que sur un nombre d’individus très petit en tout temps et que les derniers événemens ont bien réduit au-delà du Rhin. Contre l’impuissance politique de l’ancienne Allemagne et les misères de l’existence dans les petits états, l’Allemand cultivé avait recours aux spéculations de la philosophie et de la science, qui le menaient au cosmopolitisme. L’orgueil, qui est dans la race, l’excitait au mépris de sa patrie, qu’il trouvait petite. Quand il pouvait, il émigrait, comme fit un jour ce comte de Schlavendorf, qui, sans prévenir personne, quitta son château de Silésie, chevaucha tout seul jusqu’à Paris, et cinquante années durant y vécut dans la solitude et l’obscurité. Avant de mourir, il ordonna qu’on gravât sur sa tombe ces simples mots : ci-gît un citoyen qui a pendant soixante-dix ans cherché une patrie. S’il avait vécu jusqu’à nos jours, cet homme serait sans doute retourné pour y mourir dans sa patrie ; il aurait, comme beaucoup de philosophes de son espèce, célébré la politique d’un ministre qui ne se pique point de philosophie. On a vu de ces repentis revenir même d’Amérique, comme pour montrer que le cosmopolitisme allemand a cessé le jour où l’orgueil allemand a été satisfait. Encore une fois d’ailleurs, ce cosmopolitisme n’a rien à voir avec les pauvres gens qui s’expatrient par centaines de mille. Il faut bien admettre que, même dans un pays qui « peut se glorifier d’être le plus savant et le plus travailleur du monde, » il reste quantité d’êtres dont le premier souci est de satisfaire le vulgaire besoin de boire et de manger.

Afin d’atténuer l’effet produit par l’émigration en masse, on dit encore qu’elle n’est point un fait nouveau, que les Allemands ont toujours émigré, et l’on invoque à l’appui l’histoire des Cimbres et des Teutons, des Germains du ive siècle et des chevaliers de l’ordre

  1. Comptes-rendus du Nouveau démocrate socialiste, 1872, nos 18 et 19.