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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/268

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« — Puisque tu le prends comme cela, dit mon père, je vais me séparer de toi et t’enfermer dans un couvent. Tu t’y ennuieras, c’est ton affaire, tu l’auras voulu. Aussi bien tu es riche à présent, et il faut devenir une demoiselle. Dépêche-toi d’être savante, je te reprendrai quand tu auras l’âge du mariage.

« Il me conduisit au bateau à vapeur le jour même. J’avais beaucoup pleuré, je craignais d’être laide, je me cachai le visage sous ma mantille et je quittai Bordeaux sans y avoir rien vu.

« Nous allâmes à Pampelune, où il me laissa. J’avais alors seize ans. Je n’étais pas fâchée d’entrer au couvent. Puisque je n’avais plus ma pauvre mère, le seul être que j’eusse pu aimer, je ne regrettais certes pas le vilain séjour de Panticosa et la société de la concubine de mon père. Je ne demandais pas mieux que de m’instruire, et je ne me croyais pas plus sotte qu’une autre ; mais c’était bien tard pour commencer, et je n’appris que ce que mes compagnes m’enseignèrent par leur exemple, l’art de se coiffer avec la mantille, de jouer des yeux et de l’éventail, de chuchoter des commérages, de penser à la coquetterie et de deviser sur l’amour avant même de savoir ce que c’est que l’amour. Nos religieuses, ne sachant rien, ne nous apprenaient rien.

« Je raconterai vite pour ne pas vous impatienter. Deux ans se passent ainsi. Je deviens jolie, on me regarde dans la rue quand nous allons en promenade, on me remarque, on parle de moi dans la ville, on me fait tenir des billets doux. Je deviens fière, mais je n’aime personne. Je montre les billets à mes compagnes, j’en ris avec elles, j’en ris toute la journée, et la nuit j’y pense trop. Mes soupirans me paraissent laids ou ridicules. J’en rêve un charmant et je ne me demande pas ce que je ferai, si je le rencontre. Ce désir devient si ardent que toute réflexion m’est enlevée. Je suis toute à l’impatience de le voir paraître. J’en ai la fièvre, une fièvre qui colore mes joues et rend mes yeux brûlans.

« Enfin il apparaît ! C’est un jeune officier sans fortune et sans nom, mais il est beau, il a de la grâce, ses lettres sont passionnées. Il passe les nuits sous ma fenêtre grillée, il est brave et hardi, il réussit à pénétrer dans le jardin du couvent. Il me parle avec passion, il me serre dans ses bras, il m’enivre, il m’éblouit et tout aussitôt m’enlève. Il m’emmène chez une femme que je ne connais pas, et qui se charge de me cacher jusqu’à ce que nous puissions quitter discrètement la ville.

« Je suis perdue, n’est-ce pas ? perdue par ma faute ? — Oh ! il est bien vrai que je suis sans excuse, qu’aucun effort de raison et de prudence ne m’a préservée, que je suis aussi coupable que si je m’étais livrée ; mais le hasard, un hasard bien triste, se charge de m’épargner la chute irréparable.