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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/29

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trouvé à louer son auberge pour la saison moyennant un très beau prix ; nous en eûmes du regret. — Nous y retournerons l’an prochain, nous dit-il. J’étais connu et aimé là-bas pour le bon marché de mes fournitures. J’ai réussi à avoir la préférence sur tous les autres petits restaurans de la campagne. À présent, la maison est achalandée, mais je ne puis moi-même du jour au lendemain doubler mes prix. C’est l’affaire de celui qui me remplace. On criera contre lui, on me verra avec joie reprendre ma fonction l’an prochain ; mais le pli sera pris. On paiera ce qu’on doit payer pour que nos affaires marchent à souhait. Pourtant, comme elles ne marchent point trop mal, je ne veux pas vous priver de voir du pays pendant vos vacances. Je vais vous conduire à Bordeaux, où je connais du monde. C’est une belle ville.

Je n’avais jamais vu la mer. L’idée d’aller jusqu’à l’Océan me transporta de joie. Ma sœur sourit mollement en disant qu’elle était contente aussi. Ma mère ne fit pas d’objection, et nous partîmes.

Aussitôt notre arrivée, ma mère conduisit Jeanne dans les magasins de nouveautés et lui acheta une très jolie toilette, qu’elle endossa avec un peu d’hésitation et de crainte. Chez ses religieuses, elle avait un petit costume d’uniforme qu’elle n’avait pas encore voulu quitter. Je dus lui dire qu’elle était ridicule ainsi. J’avais sur elle non pas de l’influence, — comme avait très bien dit ma mère, on ne la persuadait point, — mais j’avais une singulière autorité. Il suffisait d’un mot pour qu’elle fit à l’instant même ce que je souhaitais.

Quand je la vis habillée comme il convenait à son âge et à sa position, je fus frappé de sa grâce et de la distinction de sa personne, et, comme elle voulait toujours être pendue à mon bras, je vis, en parcourant la ville avec elle et ma mère, que tout le monde la remarquait et l’admirait.

Ma mère connaissait très bien Bordeaux et les environs : aussi mon père, après nous avoir installés dans un hôtel très agréable, s’occupa-t-il fort peu de nous. Il semblait qu’il se fût établi sur le port comme sur son domaine. Nous n’y passions jamais sans l’y rencontrer, causant avec des armateurs ou des capitaines de navires marchands, quelquefois avec des hommes à figures problématiques. Il paraissait fort occupé, ne s’expliquant jamais sur la nature de ses opérations, mais toujours content et plein de confiance. Son humeur égale le rendait agréable à tout le monde ; il était le type de la bienveillance, malgré son ton brusque et sa physionomie accentuée.

Je n’ai pas à raconter ici notre excursion à la mer, notre surprise devant tant d’objets nouveaux, ma joie de voir un grand théâtre et d’entendre des artistes d’un certain mérite. Ma sœur hésita beau-