Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux traits réguliers, avec des cheveux et des sourcils rouges ; c’était à peu près le contraire de ce que me demandait Gueuzluklu-Rechid-Pacha. Je lui offris néanmoins le bouquet enrichi de diamans dont m’avait chargée son excellence, et, rentrée chez moi, j’eus soin de ne pas souffler mot des cheveux rouges. À ma demande, une Grecque fort habile les teignit en noir ainsi que ses cils et ses sourcils, ce qui, joint à la blancheur naturelle de la peau, produisait un effet agréable. Malgré cette précaution, je tremblais un peu, car le général avait menacé de congédier sa femme le lendemain, s’il ne la trouvait pas à son goût, et de s’en prendre autant à mon mari qu’à moi-même. Le lendemain, fort heureusement il me remercia du choix que j’avais fait, et son affection pour sa femme devint telle qu’il n’en voulut jamais d’autre. » On voit que Mme Méhémet-Pacha s’entendait en négociations ; cependant elle ne put lutter contre les intrigues qui au commencement du règne d’Abdul-Medjid amenèrent la disgrâce de son mari.

Le sultan avait d’abord formé les plus généreux projets de réforme ; mais le vieux parti musulman réussit assez vite à le décourager, à l’annihiler même presque entièrement en exploitant à cet effet son goût pour les plaisirs : Méhémet-Pacha, dévoué aux intérêts de son pays, osa qualifier sévèrement la conduite de certains personnages haut placés dont il dépendait ; le résultat de sa sincérité fut que, sous prétexte de donner à l’armée un exemple salutaire, on le dégrada avec douze autres généraux, coupables apparemment de la même imprudence. Pendant deux années, il vécut dans une gêne excessive, traqué par ses créanciers, abreuvé d’humiliations et de tristesses. Enfin sa femme prit une résolution audacieuse, elle alla trouver leur mortel ennemi, le séraskier[1] Riza-Pacha, et lui demanda de rendre au général déchu sinon une place qui lui permît de faire vivre sa famille, du moins une partie du traitement qui lui avait été retiré. Installée chez l’épouse favorite du séraskier, elle ne manqua jamais matin et soir de renouveler ses supplications, déclarant qu’elle ne sortirait pas de cette maison avant d’avoir obtenu justice[2]. Le dixième jour, Riza-Pacha céda, voyant qu’il était impossible de lasser sa persévérance. Il nomma Méhémet-Pacha gouverneur d’Akiah (Saint-Jean-d’Acre).

Vivre à Saint-Jean-d’Acre était encore un châtiment. Il suffit de jeter les yeux sur le tableau que fait Mme Méhémet-Pacha de cette ville, bâtie tout entière en boue, avec des maisons basses recouvertes de nattes et une population de voleurs déguenillés, pour

  1. Ministre de la guerre.
  2. Voyez à ce sujet les Souvenirs de Roumélie de M. Albert Dumont dans la Revue du 15 août 1871.