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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/349

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européennes qu’aux annales des peuples asiatiques. Venue du dehors ou d’en haut, de l’étranger ou du pouvoir, elle est souvent restée tout extérieure ou toute superficielle ; elle a, pour ainsi dire, passé par-dessus le peuple russe, et, l’ayant parfois courbé profondément, elle pèse encore sur ses épaules.

Ce n’est ni dans le climat, ni dans la race, c’est dans la géographie et dans l’histoire qu’il faut chercher les causes de l’infériorité de la civilisation russe. Beaucoup, les catholiques surtout, en trouvent le principe dans l’adoption d’une forme inféconde du christianisme, — d’autres, les Allemands surtout, dans l’absence de l’influence germanique, — double défaut parfois réuni sous le nom de byzantinisme. Pour quelques-uns, c’est la privation de l’héritage classique ; pour le plus grand nombre, c’est la domination mongole et le joug asiatique. Les Russes ont eux-mêmes demandé à leur passé le secret de leurs destinées ; le goût des études historiques, qui a été l’honneur du xixe siècle, s’est fait sentir en Russie comme en Occident. Grands et petits, les historiens russes ont toujours devant eux le même problème : placée entre l’Europe et l’Asie, ayant du sang de l’une et de l’autre, la Russie est comme issue de leur mariage ; de laquelle des deux est-elle la fille au point de vue moral ou politique ? Nous avons à nous faire, pour le développement social, la même question que pour le sol ou la race : en quoi la Russie est-elle européenne, en quoi est-elle asiatique ? De l’évolution historique du peuple russe dépendent ses destinées naturelles. Les siècles de sa longue enfance l’ont-ils, par une éducation analogue, disposé à la vie européenne ou bien l’ont-ils façonné à une culture propre, originale, foncièrement distincte de celle de l’Occident ? Pour emprunter les termes d’un de ses principaux écrivains, la différence entre la Russie et l’Europe est-elle dans le degré ou dans le principe même de la civilisation[1] ? C’est là le point autour duquel tournent toutes les questions soulevées en Russie. Il ne s’agit de rien moins que de la vocation du pays et du peuple. Pour acclimater une civilisation, il ne suffit point d’un sol propice, il faut que la nation où elle est transplantée y soit déjà préparée par la culture plus encore que par la race ou le climat. Chez le peuple russe, si longtemps disputé entre des influences contraires, la solution d’un pareil problème est loin de demeurer théorique ; c’est une question vivante d’une application pratique, qui doit décider de la marche même du pays. En Russie, c’est sur l’histoire que se fonde la diversité des opinions ; les partis historiques y remplacent les partis politiques, ou mieux, les tendances qui tiennent lieu de partis ont pour point

  1. M. Samarine, Jezouity i ikh otnochénié k’Rossii, p. 364.