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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/35

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vacances ma belle vie de montagnard, je fus content de n’avoir plus à faire le métier de gendarme autour de la maison. D’ailleurs, depuis l’aventure de Panticosa, où j’avais été puni si ridiculement de ma passion romanesque, je n’aimais plus tant cette région des Pyrénées ; je me disais que je n’avais pas le droit de m’alarmer du grain de folie que j’avais vu poindre chez Jeanne, puisque j’avais été fou moi-même pendant toute une année. Étais-je bien guéri ? Non, je ne l’étais pas ; je n’étais plus agité au point de négliger le travail, mais le rêve de cette Manoelita redevenue charmante me poursuivait encore. Je le chassais ; son vilain père se plaçait entre elle et moi. Pourtant ce n’était pas sa faute ; peut-être se trouvait-elle très malheureuse, très humiliée ; peut-être n’aurais-je eu qu’un mot à dire pour qu’elle agréât l’idée de le quitter. Je l’avais tant aimée avant ma déception ! On ne se déshabitue pas aisément d’une idée dont on a vécu un an.

Cependant je ne fis rien pour savoir ce qu’elle était devenue. Je voulais être médecin, avoir un état, ne devoir mon avenir qu’à moi-même, soutenir ma mère et ma sœur, si les affaires de mon père tournaient mal, et puis j’aimais la science, et je m’y donnai tout entier, me disant qu’après tout ma chimère amoureuse m’avait bien servi, puisqu’elle m’avait préservé des emportemens aveugles de la première jeunesse.

Quelques mois plus tard, ma mère, qui m’écrivait souvent des lettres très bien rédigées, très naturelles et très nettes, m’apprit que Jeanne avait été demandée en mariage par un jeune avocat qui paraissait un très bon parti et qui était fort agréable de sa personne, mais qu’elle avait refusé, se trouvant trop jeune et voulant continuer sans préoccupations de famille l’étude de la musique, son unique passion désormais. « Il est certain, ajoutait ma mère, qu’elle fait des progrès et révèle des dons surprenans ; cela est si remarquable que je n’ose pas lui montrer l’admiration qu’elle me cause. Je crains de la voir devenir trop exclusive et que sa santé ne se consume dans cette extase continuelle où elle semble plongée ; cela a remplacé la dévotion, qui paraît oubliée absolument. Tu vois qu’elle est toujours ce que tu appelles étrange. Moi, je la vois exceptionnelle, ce qui est autre chose. Dieu merci, elle se porte bien et embellit encore. Je la surveille et la dirige assez adroitement pour qu’elle suive un bon régime, car il ne faudrait pas lui demander de s’occuper d’elle-même. »

Un peu plus tard, Jeanne, dont le talent commençait à percer malgré la vie modeste et pour ainsi dire cachée qu’elle menait avec sa mère, fut encore recherchée en mariage et refusa. Elle ne disait plus qu’elle ne voulait jamais se marier, mais ma mère craignait que