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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/38

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REVUE DES DEUX MONDES.

Vianne prétexta quelques affaires à Pau pour y rester quelques jours et reparaître chez nous. Je vis qu’il devenait très sérieusement épris de ma sœur, et j’en glissai quelques mots à ma mère. — Parles-en à Jeanne, me dit-elle ; moi, j’y mettrais malgré moi trop de solennité, elle prendrait peur ; tu peux, toi, lui parler gaîment et légèrement. Tu verras si elle est véritablement résolue au célibat.

J’agis en conséquence. Jeanne ne parut pas m’entendre et me parla d’autre chose ; j’y revins quelques heures plus tard. — Ah ! bien, me dit-elle, tu tiens à ce que je pense à ton ami ! Il est très bien élevé, et sa figure est sympathique. Tu peux lui dire qu’il me plaît beaucoup.

— Tu as une manière de dire les choses… Est-ce pour te moquer ?

— Non, je crois qu’il mérite l’estime et l’amitié que tu as pour lui ; mais moi, tu le sais, les personnes me sont indifférentes. Je n’aime que la musique.

— Alors tu n’aimes que ton vieux professeur, c’est lui que tu épouseras ?

— Non, il est marié et il sent mauvais ; mais je n’ai besoin d’épouser personne, moi ! mon amour n’est pas de ce monde.

— Songes-tu encore à prendre le voile ?

— Non, je tiens à garder mes cheveux.

— Tu n’es plus dévote ?

— Je suis mieux que cela, je suis chrétienne.

— Je suis chrétien aussi… Me damnes-tu encore ?

— Non, je ne damne plus personne. As-tu fini de me confesser ?

— Pas encore, ma chérie. Puisque tu es revenue à la raison et à la vérité, pourquoi t’imagines-tu que tu cesserais d’être artiste, si tu devenais une bonne mère de famille ?

— Parce que je suis exclusive. Je ne me sens pas la force d’avoir plusieurs passions à la fois. J’aimerais probablement mon mari ; mes enfans !.. je les adorerais. Je ne serais plus musicienne, je le sens bien. Ces autres passions me rendraient peut-être très malheureuse, on ne sait rien de l’avenir,… tandis que la musique enchante et remplit ma vie. Pourquoi sacrifier le certain à l’inconnu ?.. En voilà assez. Ne me tourmente pas, c’est inutile.

Je dus rapporter cet entretien à mon ami Vianne, qui partit un peu triste, mais ne vit point là sujet de renoncer à toute espérance.

— Si tu es sûr qu’elle n’a pas d’autre affection, me dit-il, j’attendrai.

— J’en suis sûr, répondis-je ; je peux t’en donner ma parole. — Il retourna à Montpellier, où sa famille était fixée, et je m’apprêtais à l’y rejoindre lorsque mon père revint de Paris très souffrant. Je res-