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ahuris, chancelans, comme les gens qui sont restés longtemps sur un navire et qui touchent enfin, pour employer le langage des matelots, « le plancher des vaches. » Leur figure hâlée révélait les atteintes de l’air marin, comme à la couleur de leurs cheveux et de leurs yeux on devinait les races du nord. C’étaient principalement des Irlandais et des Écossais, auxquels étaient mêlés quelques Suédois et Norvégiens. Plusieurs des femmes, descendues à la hâte, s’étaient assises par terre au milieu de la Rotonde, et donnaient sans façon, à la vue de tous, le sein à leur nourrisson. Il régnait un grand ordre dans cette foule ; aucun cri, aucun bruit, aucune dispute. Ceux-ci étaient groupés par famille : le père, la mère, les enfans ; ceux-là réunis par ces amitiés, ces sympathies que la vie du bord fait naître, mais que bien souvent aussi elle détruit ; d’autres étaient seuls. Sur tous les visages, il y avait je ne sais quoi de sérieux, de méditatif, de triste. N’était-ce pas l’inconnu avec ses mystères qui allait s’ouvrir pour tout ce monde ? Qui pouvait dire ce que demain leur réservait ? Les vêtemens étaient usés, quelques-uns sordides, et la propreté n’était pas le signe distinctif de ces pauvres gens. Une odeur nauséabonde, pire que celle des corps de garde et des casernes, vous prenait à la gorge, et je ne pus rester longtemps au milieu de cette foule entassée, que j’aurais voulu examiner plus à loisir et plus commodément. Les immigrans furent du reste bientôt appelés par les employés pour passer par les divers départemens de Castle-Garden. Je n’eus garde de sortir sans aller donner un coup d’œil au Labor-exchange, dont les opérations furent ce jour-là très animées. Quand je rentrai à New-York, ces versets de la Bible, fort à propos rappelés dans une lettre que M. Hamilton Fish adressait quelques mois auparavant à M. B. Casserly, l’inspecteur de Castle-Garden, me revinrent en mémoire : « j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité. »

III.

Le flot des émigrans se dirige plus que jamais vers les États-Unis, et principalement vers le port de New-York, où l’on vient de voir avec quel soin ont été disposées les choses pour les bien recevoir. Depuis 1866, on estime à plus de mille par jour le nombre d’Européens qui viennent ainsi s’établir dans l’Amérique du Nord. New-York en reçoit la plus grande partie. Cet essaim vient principalement de l’Irlande, de l’Écosse, de l’Angleterre, de l’Allemagne ; celle-ci fournit presque autant d’émigrans que le royaume-uni. Liverpool, Brême et Hambourg sont les trois principaux ports d’embarquement, puis Glasgow, Londres, Anvers, Le Havre. Du port de