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comme une propriété exclusive, bien qu’on y ait tenu médiocrement dans le principe ; mais la jeunesse ne vit que de théories, et la société présente ne vit que de partis-pris. Loin de redresser dans notre maturité les erreurs de notre inexpérience, elle s’empare de nos croyances ou de nos passions au profit des siennes quand elle ne nous sacrifie pas à de plus étroits intérêts.

Telle ne fut pourtant ni ma destinée ni celle de mon ami, et si j’ai fait mention de nos amicales querelles, c’est qu’en songeant au dénoûment imprévu qu’elles amenèrent pour lui, je ne puis me défendre d’en rire un peu.

Au bout de nos cinq années d’études, nous fûmes reçus médecins, Vianne et moi, le même jour ; il avait vingt-six ans, j’en avais vingt-quatre. Il vint alors avec moi à Pau, en me confiant qu’il avait l’intention de faire sa cour à ma sœur, si elle ne s’y opposait pas par une déclaration formelle. Je n’espérais pas beaucoup pour lui. Jeanne, à vingt et un ans, était la même qu’à dix-sept, plus belle et plus grande musicienne encore, mais ajournant l’idée du mariage sans hésitation ni regret. Ma mère respectait toujours sa volonté à cet égard et n’insistait pas, Vianne était pourtant le meilleur parti qu’elle pût jamais espérer. Il était si bien posé à Montpellier, qu’il devait sans effort s’y faire promptement une bonne clientèle. Il avait des ressources personnelles, ni père ni mère pour discuter la naissance et la fortune de sa fiancée, pour toute autorité à subir un vieux oncle qui ne voyait que par ses yeux. Il eût été heureux de se charger de ma mère. Il avait une maison à Montpellier, on eût pu vendre ou affermer celle de Pau. Sa demande méritait donc réflexion, ma mère l’admit, mais elle nous dit qu’il ne fallait point en faire part à Jeanne. La seule chance de réussite était que Vianne, en la voyant de temps en temps, — pas tous les jours, — vînt à lui plaire.

Il s’établit donc dans notre ville pour quelques semaines sous le prétexte assez plausible de soins à donner à un de ses amis qui y résidait, et moi je partis pour les Pyrénées, où j’allais presque tous les ans passer quelques jours pour surveiller notre petite propriété.

Cette fois j’y restai davantage. Le vieux médecin des eaux de Saint-Sauveur, qui depuis longtemps m’avait pris en amitié, avait toujours souhaité me voir devenir son successeur. Il parlait de se retirer, et, me voyant reçu médecin, il me conseillait de faire des démarches pour obtenir son emploi, se promettant de m’aider et de couvrir de son concours pendant quelque temps ce que l’on pourrait me reprocher, la jeunesse et l’inexpérience. J’étais si bien vu dans le pays que je n’avais pas d’opposition à craindre. Pourtant je de-