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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/504

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nous fûmes seuls. — Le post-scriptum ? dit-elle en se remettant à lire la fin de la lettre de sir Richard. Eh bien ! il a vu votre mère…, il la connaît, il a des secrets avec elle… Ça ne me regarde pas… Et puis votre sœur…, une muse, un ange… Elle est donc bien jolie, votre sœur ?

— Ne parlons point de ma sœur, je vous prie.

— Pourquoi donc pas ? Une muse divine ! c’est-à-dire qu’elle a de grands talens que je n’ai pas ; mais il l’a vue un instant, et il est parti. Je ne peux pas être jalouse de votre sœur.

— Je vous défends de parler de jalousie à propos de ma sœur. Il y a des mots impossibles à associer avec de certaines idées.

— Ah ! grand Dieu ! s’écria Manoela en se levant toute droite, comme vous me méprisez ! Pas digne de prononcer le nom d’une honnête fille !

— Si fait, répondis-je en lui prenant la main et en la faisant rasseoir ; vous êtes une honnête fille aussi, mais vous avez l’esprit troublé, et la triste compagne à qui vous avez donné votre confiance achève de vous égarer. Elle fait naître en vous des idées absurdes. Ne comprenez-vous pas que supposer M. Brudnel épris de ma sœur, c’est faire une mortelle injure à lui et à moi ?

— Pourquoi ? Elle est une sainte et un ange. S’il l’aimait, celle-là, il n’hésiterait pas à la demander en mariage !

— Il ne ferait pas cette chose insensée, repris-je, car il serait refusé avec empressement.

— On le trouverait trop vieux ?

— Ma sœur ne trouverait rien, elle ne veut pas se marier ; mais sa mère et moi, nous la préserverions des ridicules prétentions d’un vieillard.

— Un vieillard ! c’est bon pour moi, je comprends.

— Vous me rendez très malheureux, señora. Vous me forcez à vous blesser sans cesse quand je ne demande qu’à me taire.

— Ne vous taisez pas, mais laissez-moi vous parler de votre sœur. Soyez tranquille, je n’oublierai pas le respect que je lui dois. Comment s’appelle-t-elle ?

— Jeanne.

— Et son âge ?

— Vingt et un ans.

— Pourquoi ne veut-elle pas se marier ?

— Parce qu’elle veut se consacrer à son art.

— Quoi donc ? La musique peut-être ?

— Oui.

— Et on peut se passer d’amour quand on est musicienne ?

— Apparemment, puisqu’elle s’en passe.