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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/600

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déric II, et que Pierre III y avait maintenue pour le secourir. On célébra pompeusement les victoires qu’elle avait remportées soit contre, soit pour la Prusse. Le Danemark semblait vouloir inquiéter le Holstein ; elle lui fit tenir une note où elle parlait le langage d’une souveraine qui a 400 000 hommes à ses ordres. Avec la France, les relations s’étaient poursuivies sous le règne d’Élisabeth, non-seulement par les voies ordinaires, mais par les intermédiaires les plus singuliers. M. Boutaric nous a fait connaître cette curieuse création du désœuvrement de Louis XV : sa diplomatie secrète qui fonctionnait en dehors et souvent à l’insu et au rebours de sa diplomatie officielle[1]. La « correspondance » cessa brusquement sous Catherine II : elle trouva « qu’elle pouvait entraîner de très fâcheuses complications. »

L’Angleterre s’était émue d’une révolution qui la privait du concours des armées russes sur les champs de bataille de l’Allemagne ; elle se rassura en voyant Catherine garder du moins la neutralité. Ses ambassadeurs reçurent l’ordre de chercher à lui faire signer un traité de commerce avantageux pour les marchands de la Cité. Leurs prétentions échouèrent devant la sagesse inattendue de la jeune impératrice et l’habileté incorruptible de son ministre Panine. Ce mécompte ne les empêcha pas de rendre hommage aux grandes qualités qui éclataient déjà dans la nouvelle souveraine, à sa perspicacité affinée par le malheur et la dure expérience des hommes, et qui se révélait dans l’heureux choix de son personnel de gouvernement.

C’est ainsi qu’au moment où Pierre III, petit-fils de Pierre le Grand, mourait d’une colique providentielle, tandis qu’Ivan, arrière-petit-fils d’Alexis Romanof, languissait dans une prison ignorée[2], une Allemande née en terre prussienne montait sur le trône de Russie, sans autre droit à la couronne que d’avoir été la compagne de couche du prince détrôné ; mais cette Allemande, pour complaire à ses nouveaux sujets, se fit plus Russe que les Russes. « Saignez-moi de ma dernière goutte de sang allemand, disait-elle en riant à ses médecins, pour que je n’aie plus que du sang russe dans les veines. » Née protestante, elle se montra une orthodoxe convaincue, et, tout en échangeant des coups d’œil avec Voltaire, ne manquait pas un office. Elle avait été à l’origine une cliente de la Prusse, mais elle fit pour la Russie ce que nul des princes et nulle des princesses du sang de Pierre Ier n’avait même osé rêver pour elle. En Pologne, sur la Baltique, sur la Mer-Noire et la mer d’Azof, dans le Caucase et dans la Sibérie, elle acheva ce que le grand homme avait com-

  1. Boutaric, Correspondance secrète inédite de Louis XV sur la politique étrangère.
  2. C’est à l’occasion de sa mort tragique que Catherine écrit en 1764 à Panine : « Quant au prisonnier sans nom, faites-le enterrer à Schlüsselbourg, chrétiennement, mais sans éclat… Je désire que cette nouvelle n’arrive pas trop vite dans la capitale. »