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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/828

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sous ses fenêtres et qui conduit aux rives de l’Allier, car cette danse, dont le caractère est d’exiger de nombreux figurans et un vaste espace, n’aurait pu se déployer dans une étroite chambre.

Mme de Sévigné prit goût à ce spectacle de la bourrée, et je n’en suis pas étonné. La bourrée est le modèle par excellence de la danse rustique avec ses deux colonnes de danseurs qui renferment quelquefois tout un village, qui, se déployant en face l’une de l’autre, s’avancent et reculent en marquant la mesure d’un talon sonore comme le sabot d’un faune ou d’un centaure en gaîté, avec sa jovialité bruyante, ses étreintes de kermesse et sa mêlée finale confuse et brutale comme un combat. On ne saurait imaginer qu’il s’en soit dansé d’autres aux noces des Lapithes, tant elle donne bien la représentation des scènes principales du festin célèbre de ces paysans anté-historiques. « Tout mon déplaisir, écrit la marquise, c’est que vous ne voyiez pas danser les bourrées de ce pays : c’est la plus surprenante chose du monde ; des paysans, des paysannes, une oreille aussi juste que vous, une légèreté, une disposition… enfin j’en suis folle. Je donne tous les soirs un violon avec un tambour de basque à très petits frais, et dans ces prés et ces jolis bocages c’est une joie que de voir danser les restes des bergers et des bergères du Lignon. » Hélas ! si Mme de Sévigné revenait au monde, elle aurait peine peut-être à retrouver sa chère bourrée. Autrefois son empire s’étendait sur un immense territoire ; c’était la danse du Bourbonnais, de l’Auvergne, de la Marche, du Limousin, du Poitou. On la trouvait dans le Velay et le Vivarais, en sorte qu’elle s’étendait presque des rives de la Vienne à celles du Gard, et qu’elle ne s’arrêtait qu’aux confins de la farandole provençale ; mais le progrès moderne, qui n’aura de cesse qu’il n’ait dépouillé le peuple de tous ses plaisirs vigoureux comme ses reins et savoureux comme sa cuisine au lard pour l’abrutir par les plaisirs imbéciles et sans caractère de citadins mal réussis, est en train de détrôner cette danse amusante et robuste au profit des danses molles et mièvres des mondains. Lors d’un de mes derniers voyages en Limousin, j’appris avec stupéfaction que dans une commune voisine de Limoges les paysans avaient renoncé à la bourrée qu’ils dansaient dans la perfection au son de la musette et du chalumeau pour s’exercer à mal danser au piano la redowa, la mazurka, la scottish et autres danses exotiques, sous la direction d’une gaie jeune dame qui porte un nom célèbre dans l’ancien monde saint-simonien, et qui consacrait ses dimanches à cette pénible initiation.

Nous ne pouvons faire une étude complète sur Mme de Sévigné pour l’avoir rencontrée sur notre route ; un tel sujet réclamerait à lui seul plus de pages que nous n’en voulons accorder à cette partie de nos excursions. Cependant une goutte d’eau, quand elle est bien