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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/963

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prouve que le copiste ignorant avait devant les yeux la véritable leçon. De même lorsque le manuscrit ancien porte : « Devant le roy servait le conte d’Artois, son frère, » nous pouvons être certains qu’au lieu de « son frère, » il y avait dans le texte primitif « ses frères, » qui est une forme ancienne du sujet au singulier. Le copiste le plus récent l’a prise naturellement pour un pluriel, et il a cru tout expliquer en disant : « Devant le roy servait le conte d’Artois, et ses frères. » Nous voilà donc bien avertis que le manuscrit ancien, qu’on avait jusqu’ici scrupuleusement reproduit, a besoin lui-même d’être corrigé. Les fautes commises par les copistes plus récens le prouvent et nous aident souvent à revenir au texte véritable ; mais les corrections qu’elles suggèrent ne sont pas suffisantes : pour les compléter, M. de Wailly a pensé qu’il fallait s’adresser ailleurs. Il a cherché à retrouver les termes mêmes et l’orthographe de Joinville où ils sont aujourd’hui pour nous, c’est-à-dire dans ses lettres missives, dans les actes divers qui nous restent de lui et qui portaient alors le nom de chartes. Nous en avons heureusement conservé un très grand nombre. « Ce recueil, dit M. de Wailly, en l’absence du manuscrit original, est un équivalent dont la critique la plus sévère ne peut mettre en doute l’autorité. C’est là que la langue de Joinville a pu se conserver exempte de toutes les altérations qu’y ont introduites des copistes d’un autre temps et d’un autre pays. » Que restait-il donc à faire, sinon de rapprocher autant que possible la langue de l’historien de Saint-Louis de celle de ses chartes ? M. de Wailly l’a fait, et c’est ainsi que, grâce à lui, nous possédons aujourd’hui un Joinville plus exact, plus fidèle, qu’on ne pouvait le lire à la cour de Charles V, cinquante ans à peine après sa mort. Nous pouvons nous flatter qu’à peu d’exceptions près, par un effort de science, nous avons reconquis le texte véritable de cet admirable ouvrage, tel que le vieux sénéchal de Champagne le fit mettre au net par ses copistes pour l’offrir au petit-fils du saint roi dont il avait été le compagnon et l’ami.

Après s’être donné beaucoup de peine pour satisfaire les savans, M. de Wailly a voulu s’occuper du public ordinaire. À côté de ce texte, qui reproduit aussi exactement que possible la langue du XIIIe siècle, il a placé une traduction en français moderne. Il s’est astreint, dans cette traduction, à changer le moins possible l’original. Il en conserve les termes quand il est sûr qu’on pourra les comprendre ; il ne touche pas aux tours de phrase lorsqu’il peut le faire sans trop heurter nos habitudes. La version qu’il nous donne ainsi n’est pas seulement fidèle par l’extérieur et les expressions, elle semble avoir gardé quelque chose de la vie même et de l’âme de Joinville. C’est la louer suffisamment que de dire qu’on y retrouve cette impression de simplicité et de sincérité que laisse le texte original de l’auteur. Ce n’était pas assez encore d’avoir traduit aussi fidèlement l’histoire de saint Louis, M. de Wailly a voulu